Il s'agissait d'une création
française, mais on s'étonne un peu que cet opéra,
énormément joué en Allemagne, n'ait pas débarqué
plus tôt sur les scènes françaises, du moins celles
de l'Est, puisque sa thématique est si proche de tout l'imaginaire
local.
Après quelques représentations
strasbourgeoises (voir la chronique de Pierre-Emmanuel
Lephay), la production déménage pour le plateau largement
ouvert de la Filature de Mulhouse. L'espace en devient parfois trop vaste,
comme dans la représentation des containers habités par Heiling
à l'écart du village, devenus boites à chaussures
perdues dans l'immensité. Mais la volonté d'opposition des
deux mondes, le souterrain, minéral et uniformisé, et la
surface, conventionnellement colorée (toits rouges, herbe verte
et ciel bleu), maquette Heller à laquelle ne manque que le tût
d'une locomotive à vapeur, fonctionne toujours aussi bien.
Cadre astucieusement et ironiquement
stéréotypé pour des personnages eux aussi caricaturaux,
brossés à grands traits dans un livret plutôt banal
aujourd'hui, mais pas alors... Heiling, roi du monde souterrain, aspire
aux passions humaines, vu que son père était lui aussi un
humain, et malgré les larmes de sa maman, tente l'aventure. Anna,
séduite comme tous les Chaperons rouges par le Grand méchant
loup, et elle aussi dotée d'une maman tour de contrôle, reviendra
à l'amour plus sage mais plus sûr de Konrad. Pour longtemps
? L'histoire ne le dit pas... Entre temps, les scènes romantiques
incontournables comme celle de la forêt hantée de créatures
spectrales ou l'irruption des esprits dans le quotidien plus pragmatique
de la fête villageoise, auront toutes été présentes...
On peut s'en tenir à ce synopsis
assez kitsch, opportunément privé de la plupart des dialogues
parlés devenus apparemment insupportables aujourd'hui, et dont chaque
idée semble avortée après un traitement psychologique
et factuel sommaire. Mais c'est évidemment la musique qui sauve
tout. On a beaucoup évoqué Weber à propos de Marschner
: il n'en a pas le génie mélodique, mais il est vrai que
certains accents rappellent étrangement une certaine Gorge aux
Loups de dix ans antérieure. Mendelssohn nous semble plus présent...
En fait, trois éléments
retiennent plus l'attention dans une écriture musicale personnelle
et qui vaut plus que les simples références évoquées
: d'abord l'originalité de la construction formelle, qui entame
l'oeuvre avec un Prologue chanté précédant l'Ouverture
(belle pièce orchestrale, au demeurant, que les orchestres pourraient
découvrir), Prologue qui amorce notamment l'idée du durchkomponiert
(composition continue) enchaînant récits, choeurs, ensembles
et airs solistes, dont se souviendra Wagner bien sûr ; ensuite la
luxuriance de l'orchestration, un orchestre qui s'émancipe de la
tutelle des cordes par de magnifiques contributions des bois et des cuivres,
et cette volonté nouvelle de caractérisation des personnages
et des situations par les timbres orchestraux ; enfin, un travail harmonique
subtil, lui aussi soucieux de caractériser les situations : plutôt
diatonique pour la sphère terrienne, plutôt chromatique pour
les esprits souterrains.
Le plateau est dominé par la
splendide prestation de Detlef Roth, qui dresse de Heiling un personnage
psychotique, animé de tics et peu sûr de lui, cédant
à ses pulsions de sensualité et de colère mais indigne
de son rang réel, et totalement dominé par une Mère
plus castratrice que nature. Vocalement, la projection est magnifique,
le timbre d'une richesse inouïe... On l'a déjà dit,
mais on tient en ce baryton, à la tête déjà
d'un palmarès impressionnant, l'une des futures gloires de la scène
lyrique. A ses côtés, belles et émouvantes prestations
de Anja Kampa (élégante ligne vocale) et d'une sensible Anna
Schaer, tandis que le personnage difficile de la mère de Heiling
est vaillamment défendu par Marcela de Loa. Norbert Schmittberg,
annoncé souffrant, fera pourtant une belle prestation, si ce n'est
quelques aigus durcis par l'effort.
Sophie ROUGHOL
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Autres représentations :
à Strasbourg : les 8, 11, 13,
15 et 20 mars à 20 h.
à Mulhouse : 26 mars à
20 h et 28 mars à 15 h.
Lire aussi la critique
de Pierre-Emmanuel Lephay
représentation du 5 Mars 2004
à Strasbourg