Carsen refait ses Contes
Somptueuse reprise des Contes d'Hoffmann
à l'Opéra Bastille qui surpasse à bien des égards
les deux séries précédentes : pour cette occasion,
Robert Carsen a retravaillé avec la nouvelle équipe apportant
à sa conception de l'oeuvre quelques modifications fort bienvenues.
Rappelons que le metteur en scène place l'action tout entière
à l'intérieur d'un théâtre, celui-là
même où Stella triomphe dans Don Giovanni. Ainsi, durant
le prologue, nous voyons passer sur le plateau une scène d'opéra
où trône la statue du commandeur - symbole d'un au-delà
menaçant - peuplée de choeurs en costumes espagnols avec
au centre la prima donna.
Au fil de la représentation,
nous reverrons cette scène sur la scène sous tous les angles
possibles. Le premier acte se déroule dans les coulisses, avec pour
toile de fond le rideau fermé, le second dans la fosse d'orchestre
et le troisième dans la salle vue du proscenium, tandis que prologue
et épilogue se situent dans le foyer face au bar tout en longueur.
Le tableau le plus réussi de
cette mise en abîme est celui d'Antonia qui culmine avec l'apparition
spectaculaire de la mère, fantôme blafard au costume élimé,
évoluant sur la scène dressée à l'avant du
plateau, tandis qu'en contrebas la jeune fille éperdue erre au milieu
des instruments de musique. Le dernier acte, en revanche, privé
de toute dimension fantastique, n'atteint pas les mêmes sommets.
Les fauteuils rouges de la salle qui ondulent au rythme de la barcarolle
prêtent à sourire plus qu'ils n'inquiètent. Il faut
dire que cet acte est aussi le plus faible théâtralement,
d'autant que l'Opéra nous en propose la version traditionnelle de
l'édition Choudens caduque en bien des points.
Vocalement, le spectateur est à
la fête avec, côté masculin, une distribution éblouissante.
Le 20 septembre, Luca Lombardo convainc
indiscutablement dans le rôle titre : voix puissante et bien conduite,
aigus claironnants, il fait évoluer son personnage de poète
maudit de façon tout à fait idoine, avec une diction on ne
peut plus intelligible. Ce chanteur, quelquefois inégal (son Tybalt
à Orange l'été dernier avait déçu),
trouve en Hoffmann un emploi adapté à ses moyens, et fait
oublier aisément Janez Lotric (2000) et Marcus Haddock (2001).
Le temps semble ne pas avoir de prise
sur la voix de Neil Shicoff. Bien qu'annoncé malade le 13 octobre,
il a prouvé une fois de plus qu'il est toujours l'un des grands
titulaires du rôle dont il offre un portrait saisissant et tourmenté.
Oublions quelques approximations dans la prononciation qui surprennent
dans un opéra qu'il chante depuis plus de 20 ans, et saluons la
performance.
En véritable bête de scène,
Bryn Terfel ne fait qu'une bouchée des quatre "méchants".
La puissance de la voix, l'autorité du timbre et une présence
scénique exceptionnelle lui permettent de dominer aisément
le plateau : manipulateur de haute volée, chef d'orchestre (au deux)
metteur en scène (au trois), les autres protagonistes semblent n'être
entre ses mains que des pantins dont il tire toutes les ficelles. Cette
incarnation impressionnante, alliée à une diction impeccable
trouve son sommet dans l'acte d'Antonia dont le trio conclusif laisse le
spectateur pantois et déchaîne une ovation amplement méritée
; elle rencontre en revanche sa pierre d'achoppement avec le "Scintille
diamant", trop tendu, privé de nuances et de sensualité :
ce Malin-là, tout d'une pièce, est plus démoniaque
que séducteur.
Il en va tout autrement avec Laurent
Naouri qui confère à l'air de Dapertutto un timbre suave,
une ligne de chant élégante et raffinée avec un sol
aigu final parfaitement maîtrisé : à n'en point douter
la fascination de Giulietta ne s'adresse pas seulement aux pierres précieuses
qu'il lui tend ! Plus intériorisée, mais non moins cynique
que celle de Terfel, sa quadruple interprétation est autrement subtile,
et si la voix ne possède pas la même ampleur, elle est homogène
sur toute la tessiture, d'une longueur peu commune.
Toujours sémillant près
d'un demi-siècle après ses début, Michel Sénéchal
se délecte des quatre rôles qui lui échoient en amusant
le public, notamment dans les irrésistibles couplets de Frantz,
tandis qu'Alain Vernhes est un luxe en Crespel et Luther.
Les dames ne sont pas en reste : la
révélation de ces soirées est sans conteste la jeune
américaine Kristine Jepson, déjà remarquée
in loco dans Siebel en 2001 : Timbre clair, ligne de chant impeccable,
sa muse troublante et son Nicklausse ambigu et mutin s'inscrivent dans
la lignée de ceux d'Anne Sofie von Otter sous la baguette de Jeffrey
Tate (EMI). Le choix de l'air alternatif "Voyez-la sous son éventail"
(en lieu et place de l'habituel "Une poupée aux yeux d'émail")
est particulièrement judicieux : sa tessiture convient mieux au
mezzo-soprano et met particulièrement en valeur ses beaux graves,
de plus son rythme hispanisant s'accorde avec les costumes des choristes.
Au deux," Vois sous l'archet frémissant " est un modèle impeccable
de legato.
Pour Natalie Dessay, Carsen avait imaginé
une poupée nymphomane et exhibitionniste. Désirée
Rancatore entre sans difficulté dans cette optique et campe une
Olympia ébouriffante, en dépit de suraigus moins précis
que ceux de sa célèbre consoeur. Mais ne boudons pas notre
plaisir, sa voix, d'une aisance confondante est admirablement projetée,
en outre son jeu, à des années-lumières des conceptions
traditionnelles, nous offre des moments d'une drôlerie irrésistible.
Remplaçant au pied levé
Ruth Ann Swenson, souffrante le 20 septembre, Nancy Gustafson a déçu.
Son Antonia tout à fait crédible scéniquement, lui
pose désormais des problèmes dès le haut-médium,
particulièrement tendu : la faute au répertoire plus lourd
qu'elle a abordé récemment ? N'accablons pas une artiste,
par ailleurs scrupuleuse, parachutée in extremis dans
une production totalement inconnue pour elle.
Le 13 octobre, Swenson rétablie
campe une Antonia d'anthologie : voix splendide, timbre rond, plein, généreux,
aigus brillants et faciles, l'auditoire est subjugué dès
son air d'entrée, "Elle a fui la tourterelle", l'un des plus beaux
qu'il nous ait été donné d'entendre. Touchante et
juvénile dans le duo avec Hoffmann, elle affronte crânement
Miracle et suscite une émotion grandissante jusqu'au dénouement
tragique. On se prend à regretter que les trois rôles ne lui
aient pas été confiés ! Mais pourquoi donc les maisons
de disques ne font-elles pas plus souvent appel à cette magnifique
cantatrice ?
Fidèle à cette production
depuis l'origine, Nora Gubish est un fantôme de la mère inquiétant
à souhait. Il est urgent de distribuer cette belle artiste, qui
a mis Montpellier à genoux l'été dernier avec Die
Rheinnixen, dans un emploi à la mesure de ses grands moyens.
L'enthousiasme retombe quelque peu
avec la terne Giulietta de Béatrice Uria-Monzon. La plastique impeccable
de la cantatrice dans un costume très vamp hollywoodienne des années
cinquante, ne saurait faire oublier un timbre devenu ingrat et des aigus
sans charme, malgré de louables efforts dans la prononciation, moins
pâteuse qu'à l'accoutumée.
Au pupitre, Jesus Lopez Cobos impose
une direction souple et nerveuse, sachant distiller avec brio l'humour
("Elle a de très beaux yeux"), le lyrisme ("C'est une chanson d'amour"),
et l'effroi ("Tu ne chanteras plus"). Quelques décalages avec les
choeurs, étonnamment brouillons le 20 septembre, se sont estompés
le 13 octobre.
Au total, malgré quelques réserves
somme toute mineures, une reprise magistrale d'une oeuvre qui ne laisse
pas de captiver.
Christian Peter
(Dominique Vincent)