Jacques
Offenbach mourut le 5 octobre 1880, pendant les répétitions
de son ouvrage le plus ambitieux, sans lui avoir donné sa forme
définitive, ne serait-ce que sous une réduction piano-chant
complète, et sans avoir pratiqué les aménagements
(coupures, déplacements, substitutions) dont il était coutumier.
Cet inachèvement a donné
lieu à des versions multiples. L'Opéra de Marseille présente
actuellement la dernière née, fruit du travail du chercheur
et musicologue Jean-Christophe Keck.
Dans son édition, établie avec le souci de s'approcher le
plus possible des intentions d'Offenbach, des passages ont été
réintroduits, comme l'intégralité de la scène
des esprits et celle de la Muse au prologue, voire reconstitués,
tel le duo Stella-Hoffmann de l'Epilogue. L'acte d'Olympia est enrichi
d'une scène inédite imaginée par Offenbach pour Nicklauss,
le trio des yeux est réorchestré. L'acte de Giulietta, le
quatrième comme à l'origine, est traité en un seul
tableau comme dans la version Guiraud mais Schlemil meurt dans la première
partie et Dapertutto perd le Scintille diamant introduit à
Monte-Carlo en 1904 pour gagner un air inédit, enfin, le finale
de l'acte redevient celui composé par Offenbach la veille de sa
mort, mais la dramaturgie est modifiée : Giulietta meurt, comme
Olympia et Antonia.
C'est donc une version largement nouvelle
que le public de Marseille, après celui de Lausanne et avant celui
de Bordeaux, est invité à découvrir. Cette coproduction
a été confiée à Laurent Pelly, signataire avec
ses partenaires Chantal Thomas et Agathe Mélinand de réussites
éclatantes avec les opéras-bouffes Orphée aux Enfers,
La Belle Hélène et actuellement La
Grande Duchesse de Gerolstein.
© Opéra de Marseille
Naguère, Marseille avait accueilli
sa Périchole douce-amère. C'était un défi
pour lui que de s'attaquer à cette oeuvre à dominante sombre,
placée sous le sceau de la trahison et de la mort, au propre comme
au figuré. De Lausanne à Marseille, il nous semble que la
production a encore gagné. N'hésitons pas à dire qu'il
s'agit d'un travail désormais classique, c'est-à-dire digne
d'être enseigné dans les écoles. Laurent Pelly épouse
l'histoire d'Hoffmann et lui assure une totale lisibilité, éclairant
le personnage depuis ses velléités initiales jusqu'au désenchantement
final, révélant les rapports entre les différents
protagonistes par une direction d'acteurs et une maîtrise de l'espace
qui suscitent l'admiration.
Un dispositif scénique de panneaux
amovibles, susceptibles de pivoter, de glisser, de se séparer et
de se rejoindre, sans compter l'exploitation des coulisses et des cintres,
constitue une gageure technique - pas moins de 59 changements ! - qui crée
des espaces variés, du plus rassurant au plus inquiétant,
réalistes ou mystérieux, confère une fluidité
aux enchaînements de scènes et contribue à installer
l'atmosphère fantastique sans recourir au grand guignol.
Pas de couleurs vives ou gaies ; beaucoup
de gris, de noir, des verts glauques, de bleus sombres .Les costumes, contemporains
de la création de l'oeuvre, sont volontairement éteints ;
L'essentiel n'est pas décoratif : ni verres pour les buveurs de
la taverne, ni cornues dans le laboratoire de Spalanzani, juste des images
projetées pour un oeil affolé pendant le trio et la vision
de la mère pour Antonia qui renforcent le sentiment d'inquiétude.
Décor réaliste d'un palier
et d'une volée d'escaliers qui s'escamote et laisse un vide béant
entre les amoureux, puis réapparaît et les réunit dans
le lyrisme de l'effusion pour devenir l'instant d'après la cage
étouffante où meurent les aspirations .Salon vénitien
qui au rythme de la barcarolle se balance dans le remous de la lagune et
les écoeurements des orgies... Tout serait à mentionner !
Outre la force exceptionnelle de cette
mise en scène, la musique et le chant sont remarquablement servis.
Le rôle -titre est interprété par le ténor Gordon
Gietz. A un physique séduisant et juvénile, s'ajoute une
grande musicalité, à notre avis le principal intérêt
de sa prestation ; certains pourront regretter des aigus prudents, surtout
au début, et un éclat modeste ; mais Hoffmann n'est pas un
vainqueur et l'adéquation entre la voix et le personnage nous a
paru satisfaisante.
Conformément au souhait d'Offenbach,
la même cantatrice incarnait les quatre rôles féminins.
Après sa Traviata de Venise, Patrizia Ciofi affronte ce nouveau
défi. Désormais bien connue du public français, elle
livre le meilleur d'elle-même. Aucune trace du voile parfois perceptible,
une maîtrise des difficultés qui les ferait oublier et un
engagement qui lui permet de se renouveler d'un personnage à l'autre,
une projection sans défaut, un français presque parfait,
voilà bien des motifs de louange et de satisfaction ; son Antonia
en particulier en a bouleversé plus d'un.
Nicolas Cavallier campe les méchants.
Enlaidi par un maquillage discrètement expressionniste, d'un personnage
à l'autre, ce solide chanteur impose la volonté de nuire,
de détruire, de toute l'autorité d'une voix saine, à
aucun moment engorgée ni forcée.
Nicklauss et La Muse reviennent à
Sarah Jouffroy. Muse très attirante, travesti crédible, ce
mezzo nous a semblé bien clair, sans réserve dans le grave
; et son timbre ne nous a pas conquis. Mystère des résonances
d'une voix ! Prestation honorable.
Anne Salvan est une Mère agréable
à entendre, car sa voix ne présente pas les signes de fatigue
trop souvent associés à ce rôle.
Les autres emplois masculins sont tous
très bien tenus. Le vétéran Michel Trempont figure
un Crespel juste et émouvant ; Patrice Berger, Vincent Ordonneau
et François Castel, respectivement Hermann et Schlemil, Nathanaël
et Luther, disent et chantent fort bien. Mention spéciale pour Christophe
Mortagne, Spalanzani intrigant à souhait. Mais la palme revient
à Steven Cole , qui, des quatre rôles mineurs que sont les
serviteurs, parvient à tirer autant de compositions savoureuses
tout en faisant valoir une projection d'une clarté exemplaire et
une désinvolture scénique de haute école , seuls moments
de détente pour le public.
Les interventions des choeurs ne sont
pas négligeables dans cet ouvrage ; hormis plusieurs flottements
dans les attaques, la prestation d'ensemble est honorable. Grande satisfaction,
en revanche, du côté de l'orchestre. Stéphane Denève,
une étoile montante parmi les jeunes chefs français, a su
donner à cette phalange pas toujours très réceptive
une cohésion et une souplesse rarement entendues. Sa battue large
et précise articule à merveille la fosse et le plateau; libère
et contrôle l'énergie, dose les contrastes, en évitant
le piège des rythmes mécaniques et trouve la pulsation juste
qui laisse s'épanouir le lyrisme. La musique d'Offenbach en est
ravivée et les mélodies les plus rabâchées retrouvent
leur charme et leurs couleurs. Le public l'a bien perçu, qui a écouté
jusqu'à la dernière note le finale avant d'éclater
en longs applaudissements.
Maurice SALLES