Lissner
sauvé des eaux
Il fallait un courage certain à
Stéphane Lissner pour reprendre au pied levé les rênes
de la Scala, quatre mois à peine avant l'ouverture de la nouvelle
saison. Prudemment, le nouvel intendant à choisi un titre moyennement
connu du public milanais, particulièrement irascible dès
lors qu'on s'attaque au répertoire maison mais plus circonspect
sinon.
Ce nouvel Idomeneo ne restera
pas comme la plus brillante des ouvertures scaligères, mais on a
déjà vu pire ici même.
Côté chanteurs : pas de
grandes vedettes dans cette distribution réuni à la hâte,
mais n'était-ce pas souvent le cas sous le règne de Riccardo
Muti (cf Opera Riconosciutta
qui ouvrait la dernière saison) ?
L'australien Steve Davislim campe un
Idomeneo plein d'énergie, vocalisant correctement mais sans brio
particulier, chiche en variation de couleurs, d'autant que l'émission
s'appuie exclusivement sur le registre mixte, très nasal.
Monica Bacelli chante son Idamante
avec plus d'honnêteté que de génie, plus à l'aise
dans la tessiture aiguë qui lui permet quelques beaux piani,
que dans la tessiture plus grave où l'émission est trop couverte
et le timbre monochrome.
Remplaçant Camilla Tilling au
pied levé, Rosanna Savoia est une Ilia un peu verte mais très
musicale dont la fragilité naturelle apporte un supplément
d'intérêt au rôle.
Emma Bell sauve par son engagement
(parfois à la limite de la caricature) une technique vocale un peu
limitée. La chanteuse a du mal à soutenir les longues phrases
; quant aux vocalises périlleuses de son dernier air, elles sont
masquées par des éclats de rire hystériques plutôt
hors de propos, ce qui n'empêchera pas l'artiste d'être généreusement
applaudie.
Francesco Meli est la vraie bonne surprise
de la soirée : une voix saine et généreuse qui emplit
sans problème l'immense auditorium : nous nous rendons compte soudain
des faiblesses de ses partenaires. Son air déclenchera une des seules
ovations du public au cours du spectacle. En l'entendant, on songe que
Luciano Pavarotti connu d'abord le succès en Arbace avant d'aborder
le rôle titre.
Robin Leggate est en revanche bien
faible en Grand Prêtre, un rôle pourtant aisément distribuable.
La direction de Daniel Harding alterne
le meilleur et le pire, témoignant d'un manqué certain de
préparation et de l'absence d'une vision cohérente de l'oeuvre
: quelques effets de dynamique à la limite de l'esbroufe, pas mal
de "tunnels" également, mais aussi de beaux moments magnifiquement
ciselés où le chef sait utiliser à merveille le son
de la Scala. Ces qualités se révèlent aussi faiblesses
car cette splendeur s'effectue au détriment de l'impact dramatique.
De même, le style hésite
entre le néo gluckiste et le Mozart de la maturité, entre
la vision "baroque" et celle des grandes formations classiques.
On pouvait tout craindre après
les déclarations de Luc Bondy sur sa volonté d'ancrer Idomeneo
dans la modernité, citant pêle-mêle Al Qaida et le tsunami
! Fort heureusement, cet "ancrage" n'a pas le même sens pour un metteur
en scène et pour le spectateur moyen : la production est en effet
fort sage à part quelques effets qui rappellent cette volonté
: des cadavres dans des sacs plastiques noirs (à peine visibles,
en fond de plateau), des débris de bandes vidéo poussés
par le vent (un touriste surpris par la tempête ?) ou encore quelques
effets sonores (un grondement au final : une réplique des premières
secousses ?) ... c'est pas la mer à boire !
Pour le reste, une gigantesque toile
peinte défile en fond de scène, figurant tantôt une
mer calme, tantôt la tempête et tantôt la marée
basse ; un praticable recouvre en partie la fosse au niveau de l'avant-scène
depuis lequel les solistes chantent de longues minutes, probablement invisibles
et inaudibles de la majorité des spectateurs côté jardin
; moment involontairement burlesque avec la dépouille du monstre
marin amenée sur scène : une bâche plastique sanguinolente
avec un gros oeil et 6 côtelettes en caoutchouc véritable
qui suscite l'hilarité bruyante de la salle ; image plus hermétique,
une espèce de cube sort du sol au moment où se fait entendre
la voix des dieux. Quant à la direction d'acteurs, elle est de facture
classique, sans particulièrement révolutionner la lecture
de l'oeuvre.
Les costumes semblent sortis de l'habituel
fatras post-moderne : impers et chapeaux mous pour les choeurs, petites
valises des années trente, robe noire classique pour Elettra, jogging
avec capuche pour Idamante (c'est normal, c'est un d'jeune), etc.
Bref, là encore, au-delà
d'un manque d'originalité (qui n'est pas une fin en soi), c'est
plutôt d'un manque de cohérence dont la production souffre.
On notera que l'ouvrage est largement
coupé (une bonne vingtaine de minutes), sans doute au grand soulagement
du metteur en scène, des interprètes et des spectateurs des
places debout, mais au détriment des intentions d'un certain W.A.
Mozart dont on nous assure pourtant qu'il s'agit d'un génie : une
pratique d'un autre âge qu'on aimerait voir définitivement
disparaître.
Néanmoins, le spectacle se
tient grâce à la motivation évidente des interprètes
et le public se réveille aux saluts finals pour offrir un beau succès
à l'ensemble du plateau. Les mauvais prophètes en seront
pour leurs frais : Lissner a réussi sa première épreuve
à la tête de la Scala.
Placido Carreroti