......
|
PARIS
28/01/2007
© DR
Leos Janacek (1854 -1928)
JOURNAL D’UN DISPARU
Cycle de vingt-deux chants pour ténor, alto et voix de femmes
Création scénique Ljubljana (28 octobre 1926)
Orchestration : Gustav Kuhn
Béla Bartok (1881 -1945)
LE CHÂTEAU DE BARBE-BLEUE
Drame lyrique en un acte
Livret de Béla Balazs
Création Budapest (24 mai 1918)
Conception : La Fura dels Baus et Jaume Plensa
Mise en scène : Alex Ollé et Carlos Padrissa de La Fura dels Baus
Collaboratrice à la mise en scène : Valentina Carrasco
Décors et costumes : Jaume Plensa
Réalisation vidéo : Emmanuel Carlier
Lumières : Guido Levi
JOURNAL D’UN DISPARU
L’homme : Michael König
La femme : Hannah Esther Minutillo
Voix féminines : Hye-Youn Lee, Letitia Singleton, Cornelia Oncioiu
LE CHÂTEAU DE BARBE-BLEUE
Le duc Barbe-Bleue : Willard White
Judith : Béatrice Uria-Monzon
Direction musicale : Gustav Kuhn
Orchestre de l’Opéra national de Paris
Paris, Palais Garnier, le 28 janvier 2007
|
Éros, Thanatos et La Fura dels Baus
Enchaîner ces deux œuvres magistrales pour produire un
spectacle total continu, en exhausser le contenu onirique, en exacerber
l’érotisme, en sublimer la honte, la cruauté, la
violence… Le faire de manière subtile, esthétique,
surprenante à chaque détour du livret, tout en restant au
service de la musique, c’est la performance accomplie au Palais
Garnier par l’équipe de La Fura dels Baus et le sculpteur
Jaume Plensa.
Journal du disparu comme Le Château de Barbe-Bleue
content des amours fous — dans tous les sens du mot. Surgis dans
l’esprit de leurs créateurs à l’époque
qui verra des nations dites civilisées passer de la boucherie
des tranchées à la barbarie industrialisée des
chambres à gaz et de la bombe atomique, les deux ouvrages
lyriques expriment une même angoisse de tragédie
inéluctable. C’est cette parenté qui a induit
l’idée de les unir dans un même continuum
d’espace et de temps, rêvé plus que
représenté.
L’œuvre de Janacek est un long poème dramatique de
vingt-deux strophes touchantes et naïves. Elles évoquent
les tourments psychiques et physiques d’un paysan en proie
à une attirance irrépressible pour une jeune tzigane.
Après avoir lutté désespérément
à demi enterré au fond d’un trou, l’homme
sera finalement happé par son destin. Le ténor lyrique
allemand Michael König sait rendre intelligible le désarroi
mental qui accompagne une passion dévorante. La voix est solide
et le chant bien conduit jusqu’au contre-ut final. Sans avoir
à faire des prouesses, la mezzo tchèque Hannah Esther
Minutillo prête son timbre plutôt agréable à
une Zefka aguichante, devenue par transposition une prostituée
de l’Est errant sur les routes.
Pendant l’intermezzo
érotique instrumental, la gestuelle sensuelle et troublante,
presque dansée, les mains auxiliaires au service
d’Éros, les corps rampants entremêlés
jusqu’à devenir indistincts sous des lumières
savamment travaillées sont particulièrement
mémorables.
À l’origine, Le Journal du disparu
comportait uniquement une partie de piano qui dialoguait avec les
chanteurs et créait, à elle seule,
l’atmosphère, le décor et l’éclairage
psychologique de l’action dramatique. Rien ne permet
d’affirmer que Janacek eut jamais l’intention de
l’orchestrer. Ce fut fait cependant pour une série de
représentations par Zidek et Sedlacek, le copiste du compositeur
quinze ans après la mort de celui-ci. Claudio Abbado a
utilisé cette orchestration en 1987 dans un enregistrement
très apprécié (DG).
Ici, Gustav Khun nous propose une nouvelle version, utilisant
l’orchestre bartokien. Cherchant avant tout à relier les
deux partitions dans le cadre de cette production, il précise
qu’il ne s’est pas référé à
l’écriture orchestrale de Janacek. Hélas, pour
l’ensemble du spectacle, très loin de l’admirable
direction du Château de Barbe-Bleue
de Pierre Boulez la saison dernière au Châtelet, celle du
chef autrichien manque cruellement de netteté dans les attaques,
de précision rythmique, de clarté sonore. C’est mou
et sans relief.
© DR
Si
l’orchestre manque de tonus, la tension dramatique du
chef-d’œuvre de Bartok est admirablement servie par les
chanteurs. Dans ce monde fantasmagorique, les deux personnages restent
profondément humains dans leur confrontation amoureuse
infernale. La mezzo Béatrice Uria-Monzon incarne la Judith
passionnée, assoiffée de clarté voulue par Bartok
et son librettiste. Malgré une silhouette fragile, elle
profère ses injonctions répétées
d’une voix bien timbrée et nous entraîne avec
énergie dans sa quête de vérité
jusqu’au paroxysme : l’ouverture de la sixième
porte qui révèle la vallée des larmes. Avec sa
voix chaude et sa présence scénique, l’excellent
baryton basse jamaïquain, Willard White nous donne un Barbe-Bleue
généreux, presque attachant. Sincèrement
épris de Judith, il ne renie pas son passé d’homme
familier du bien comme du mal qu’il finit par
révéler malgré lui à la jeune femme.
Ombres portées à différentes échelles,
mises en abîmes, distorsions, dédoublements, effets de
transparences, rideaux d’eau servant d’écrans, jeux
de miroirs et de lumières créent continuellement une
atmosphère qui enveloppe le spectateur et l’immerge
profondément dans l’émotion d’une musique aux
sonorités puissantes, frémissantes ou caressantes,
explicite bien que sophistiquée. Fidèles à leur
concept qui exige que soit concrètement présent et
perceptible le lieu architectural où se déroule la
représentation théâtrale — en
l’occurrence le Palais Garnier : décor de rêve
ô combien grandiose —, les metteurs en scène de La
Fura réussissent à hypnotiser littéralement les
spectateurs. C’est tout juste s’ils ont le réflexe
d’applaudir à la fin, tant ils ont l’impression de
sortir d’un songe plutôt que d’un spectacle.
Brigitte Cormier
|
|