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AIX EN PROVENCE
20/07/2007
© Ros Ribas
Leos Janácek (1854–1928)
DE LA MAISON DES MORTS
Opéra en 3 actes
Livret de Leos Janácek d’après Fedor Dostoïevski
Direction musicale : Pierre Boulez
Mise en scène : Patrice Chéreau
Collaboration artistique : Thierry Thieû Niang
Scénographie : Richard Peduzzi
Costumes : Caroline de Vivaise
Lumières : Bertrand Couderc
Alexandre Petrovitch Goriantchikov : Olaf Bär
Alyeya : Eric Stoklossa
Filka Morosov : Stefan Margita
Le grand prisonnier : Peter Straka
Le petit prisonnier : Vladimir Chmelo
Le commandant : Jiri Sulzenko
Le vieillard : Heinz Zednik
Skouratov : John Mark Ainsley
Tchekounov : Jan Galla
Le prisonnier ivre : Tomas Krejcirik
Le prisonnier cuisinier : Martin Barta
Le Pope : Vratislav Kriz
Le jeune prisonnier : Olivier Dumait
Une prostituée : Susannah Haberfeld
Le prisonnier / Don Juan : Ales Jenis
Le prisonnier Kedril : Marian Pavlovic
Chapkine : Peter Hoare
Chichkov : Gerd Grochowski
Tcherevine : Andreas Conrad
Acteurs :
Alexander Braunshör, Alexander Strauss, Darko Vukovic, Dominik
Grünbühel, Elsayed Kandil, Günther Matzka, Helmut
Gebeshuber, Karl Hoess, Kurt Raubal, Max Mayerhofer, Mortiz Vierboom,
Rainer M. Gradischnig, Thomas Bäuml, Viktor Krenn, Florian
Tröbinger, Michael Reardon
Arnold Schönberg Chor
Chef de chœur : Erwin Ortner
Mahler Chamber Orchestra
Nouvelle production Wiener Festwochen
et Festival d’Aix-en-Provence 2007
Coproduction Holland Festival,
Metropolitan Opera New York, Teatro alla Scala Milan
Aix-en-Provence
Grand Théâtre de Provence, 20 juillet 2007
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Un exceptionnel moment de théâtre
Ce spectacle tant attendu marque les retrouvailles du couple Boulez/Chéreau
presque 30 ans après leur dernière collaboration. On doit
à ces deux artistes majeurs seulement deux spectacles mais des
spectacles qui ont marqué l’histoire de l’art
lyrique, le Ring de 1976-80 à Bayreuth et Lulu
en 1979 à l’Opéra de Paris. Ils étaient donc
attendus avec impatience pour ces retrouvailles (qui seront les
dernières puisque Boulez a annoncé qu’il
s’agissait du dernier opéra qu’il dirigeait) et il
faut remercier Stéphane Lissner d’en avoir
été l’instigateur mais aussi d’avoir tant
fait pour Janacek en France.
Après d’exceptionnelles productions de Jenufa en 1996 (Rattle/Braunschweig) et La Petite renarde rusée (Mackerras/Hynter/Gallotta) au Châtelet, une superbe Affaire Makropoulos
à Aix en 2000 (Rattle/Braunschweig), Lissner propose ce dernier
ouvrage de Janacek à Boulez et Chéreau, qui a priori
semblait convenir autant à l’un qu’à
l’autre.
A ces deux noms, il faut rajouter aussitôt ceux de Richard
Peduzzi qui nous gratifie à nouveau d’une
scénographie et d’un décor remarquables et du
chorégraphe Thierry Thieû Niang pour la collaboration
à la mise en scène.
Peduzzi a conçu des blocs de béton, alignés
côté cour et côté jardin, qui se meuvent de
manière à varier l’espace scénique.
L’aspect laid, oppressant est suffocant. L’horizon qui se
dégage parfois au fond de la scène, et qui paraît
immense, suffit, par contraste, à faire sentir
l’enfermement et l’appel de la liberté que peuvent
ressentir les prisonniers. Les éclairages mettent parfaitement
en valeur ce décor typique de Peduzzi.
Chéreau étant, au départ, un exceptionnel
directeur d’acteurs, il semble que la collaboration avec un
chorégraphe ait apporté encore plus de souplesse et de
richesse de mouvements dans les caractérisations des personnages
et de la foule des bagnards. Car Chéreau et Thieû Niang
réussissent la prouesse de traiter cette masse de prisonniers en
renforçant les individualités et en campant chaque
personnage important avec son jeu propre. Ils réussissent
surtout à donner une fluidité dans le déroulement
de l’ “action” qui n’est en fait pratiquement
qu’une suite de récits.
Eric Stokloβa (Aljeia) & Olaf Bär (Gorjančikov) © Ros Ribas
Le
résultat est éblouissant. Quelle vie sur scène,
quelle intelligence des gestes, quelle émotion aussi parfois...
C’est que Chéreau a voulu ici évoquer tous les
camps, toutes les libertés muselées, ce qui explique la
variété des costumes qui ne fixent pas l’action sur
une période ou un lieu précis.
Il serait fastidieux de décrire ici tous les moments forts qui
parsèment les trois actes de l’opéra, mais retenons
par exemple la sortie des douches au premier acte, qui ne peut manquer
d’évoquer les camps de concentration de la seconde guerre
mondiale, image glaçante et saisissante qui coupe absolument le
souffle, tout comme la fin du premier acte qui voit une multitude de
déchets tomber des cintres et se fracasser au sol, image
d’une rare violence qui laisse tétanisé.
On n’oubliera pas non plus de sitôt les deux pantomimes du
deuxième acte, moment de “détente” et
d’humour dans cet univers noir : quelques prisonniers jouent un
spectacle pour le camp. C’est un moment où les prisonniers
“se lâchent” et où les frustrations sexuelles
s’expriment crûment. Ici Chéreau et Thieû
Niang atteignent au sublime avec un sens narratif et une direction
d’acteurs (et pas seulement des prisonniers-acteurs, mais aussi
des prisonniers-spectateurs réagissant aux scènes
jouées) qui font de ces pantomimes des moments de
théâtre absolument exceptionnels. L’agression du
jeune prisonnier Alieia par un autre termine et parachève avec
une urgence dramatique extraordinaire cet acte, le plus fort et le plus
réussi, et sans doute ce qu’il nous a été
donné de voir de plus parfait et de plus intense ces
dernières années sur une scène
d’opéra.
Hélas, le troisième acte pêche par un statisme
étonnant et se révélerait presque ennuyeux. Il est
vrai qu’il se résume presque au très long
récit de Chichkov. Ici, il nous semble que Chéreau a
laissé le chanteur trop seul et la direction d’acteurs
nous a paru moins inspirée, moins vivante, moins variée.
De même, la fin de l’opéra, qui voit la
libération de Goryantchikov par un officier ivre puis
l’envol de l’aigle blessé soigné par les
prisonniers, manque d’ampleur. Sans doute cette fin pessimiste
a-t-elle été voulu, mais malgré cela, elle nous a
paru manquer d’une image forte au point que l’on se demande
ce que Chéreau a voulu dire avec ce finale qui nous a paru, du
haut de notre deuxième balcon, un peu flou.
Cet acte III assez long et plat est sans doute aussi dû à
la direction de Pierre Boulez à ce moment-là. Le chef
indique dans le programme que c’est le premier opéra de
Janacek qu’il dirige. L’entretien passionnant qui figure
dans le programme montre cependant une très bonne connaissance
du langage si personnel et particulier de Janacek de la part du chef
français. Boulez évoque ainsi l’aspect
“primitif” (dans le bon sens du terme) de
l’opéra, que ce soit dans l’écriture
rythmique que dans l’orchestration souvent rugueuse. Il oppose
fort habilement le primitivisme “civilisé” de
Stravinsky à celui de Janacek, plus brut. Mais justement, cet
aspect brut, qui va jusqu’à la violence voire la
sauvagerie, semble parfois gêner Boulez ou, du moins, ne
correspond peut-être pas à sa personnalité. Le chef
paraît ainsi plus souvent intéressé par le
primitivisme de l’écriture que par celui des sons. Or la
sonorité est un élément capital du discours du
compositeur tchèque, qui plus est une sonorité qui
n’hésite pas à introduire le son
“sale”, le bruit, c’est-à-dire le laid. Et
c’est justement cette dimension qui nous a semblé manquer
dans la direction de Boulez par ailleurs parfaitement mise en place,
parfaitement nette et affichant une belle énergie. La
rugosité se ressent donc davantage dans la très belle
exacerbation du rythme et la dynamique que dans la sonorité
parfois trop policée.
Nous rechignerons encore sur une utilisation du ritenuto et du rallententendo
trop appuyée et qui nous a paru parfois déplacée.
Mais plus ennuyeux sont les finales des actes qui ne
“décollent” pas. Cette musique tellurique, qui
semble surgir des profondeurs de la terre, n’arrivait pas
à nous transporter ici comme le réussit Charles Mackerras
(écoutez les fins d’acte dans son enregistrement chez
Decca : prodigieux !), les timbales, essentielles dans ces moments
et plus généralement dans l’écriture
orchestrale de Janacek, manquaient de présence et de force
sonore, comme si Boulez voulait les fondre dans la masse, ce qui
enlève à ces pages prodigieuses leur puissance et leur
impact.
Le Mahler Chamber Orchestra est très beau, peut-être un
peu vert cependant mais se tire avec les honneurs d’une partition
extrêmement difficile et exigeante, mais plus beau encore est
l’Arnold Schönberg Chor, lui tout à fait somptueux.
La distribution rassemblée est belle, homogène et presque
exclusivement masculine puisque Boulez et Chéreau ont choisi de
faire chanter le rôle d’Alieia par un jeune ténor
plutôt que par une femme comme cela est demandé par
Janacek. L’idée s’avère bonne en cela
qu’elle apporte un surcroît de crédibilité
scénique, mais ce personnage doux et tendre était une
référence de plus au grand amour, impossible, du vieux
Janacek, Kamila Stösslova. Le remplacement de la voix de femme par
une voix d’homme, même agréable, constitue une
entrave à cette référence autobiographique.
Olaf Bär est un touchant Goriantchikov et l’on a plaisir
à retrouver des personnalités comme Heinz Zednik, Peter
Straka ou Stefan Margita. Si Gerd Grochowski a du mal à captiver
lors de son long récit du troisième acte, on admirera par
contre le remarquable Skuratov de John Mark Ainsley qui concourt
à rendre décidément cet acte II inoubliable.
Sans doute la captation télévisée par Arte
(diffusion prévue en mars 2008) apportera une vision
différente du spectacle, et en tout cas, des trésors
supplémentaires au niveau du jeu d’acteurs. Sans doute
apportera-t-elle aussi une écoute différente et flatteuse
de la direction au scalpel de Pierre Boulez qui, si elle
s’avère tout à fait intéressante et riche,
nous a semblé passer à côté de
l’aspect sonore presque physique de la partition.
Retenons donc surtout un spectacle parfaitement abouti et
réalisé, aux images qui hanteront certainement nos
mémoires, du fait d’une direction d’acteurs
prodigieuse qui respire avec la musique et ne va jamais contre elle, ce
qui n’est pas si fréquent de nos jours sur les
scènes d’opéra.
Pierre-Emmanuel Lephay
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