Une
entreprise de mortification
"Deux cantates en miroir" annonce le
programme remis gratuitement avant d'entrer dans la salle. Par bonheur,
Jeannine Roze Production n'a pas encore adopté le régime
Mortier et continue de documenter son public. Pour patienter, on ouvre
distraitement la brochure et on découvre le texte des deux oeuvres
vocales de Jean-Sébastien Bach au programme ce soir. Dès
le début, la première affiche la couleur : "Mon coeur baigne
dans le sang". Effrayé, on se réfugie auprès de la
seconde qui ne s'avère guère plus réconfortante :
"Il ne sait pas ce qu'est la douleur, celui qui de l'ami s'éloigne
et ne meurt pas". Autant dire qu'on n'est pas parti pour s'amuser. Il est
trop tard pour s'échapper, les lumières s'éteignent,
les musiciens entrent en scène. Le calvaire commence.
Car pour l'hérétique,
celui qui ne sacrifie pas régulièrement au culte de Jean-Sébastien
Bach, il va s'agir d'un véritable chemin de croix. Mais il ne faut
pas croire que les fidèles seront pour autant épargnés.
Tout au moins dans la première partie. Le concerto de Johann David
Heinichen nous met dès le début la puce à l'oreille.
Si dans l'allegro initial, le dialogue brillant de la flûte
et du hautbois parvient à dissimuler le grincement des cordes, le
mouvement suivant dévoile cruellement la sécheresse du Musica
Antiqua Köln. Sur ce sentier aride, couvert de pierre, Magdalena Kozena,
dont la robe froufroutante souligne la radieuse maternité, apporte
tant bien que mal un peu de rondeur. L'introduction de la BWV 199 la prend
pourtant à froid sur un récitatif haletant, au débit
haché. Elle se rattrape aussitôt dans l'air suivant : "Stumme
Seufzer, stille Klagen (O muets soupirs, plaintes étouffées)"
pour déployer les trésors d'une voix irréprochable.
Lumière dorée du timbre, homogénéité
de la ligne, netteté de la diction, étendue du souffle, autorité
de la projection. Une seule réserve, qui peut être un effet
de la grossesse : le registre grave paraît légèrement
étouffé au contraire de l'aigu, libéré, fluide.
Hélas, de tels joyaux sont piétinés inlassablement
par l'ensemble orchestral qui, tout au long de la cantate, continue de
griffer l'oreille. Introduit par un superbe mélisme sur le mot frölich
(contentement), "wie freudig ist mein Herz (Comme mon coeur est joyeux)"
sonne la fin du châtiment. Le retour du hautbois apporte un peu de
réconfort. Le pénitent, débarrassé de ses chaînes,
applaudit mollement.
Après l'entracte, il faut de
nouveau enfiler la robe de bure pour un concerto de Johann Georg Pisandel
qu'écime impitoyablement Stephan Schardt, le premier violon. "Il
y a du givre sur les cordes" murmure ma voisine. Le temps que mettent les
musiciens avant chaque pièce pour accorder leurs instruments, anciens
cela va sans dire, semble lui donner raison. La sécheresse de l'air,
les écarts de température (dehors, le mercure est tombé
en dessous de zéro) doivent porter leur part de responsabilité.
La cantate "Non sa che sia dolore", plus ostentatoire, donne heureusement
le signal de la rédemption. La musique prend enfin ses aises dans
une salle qui correspond mieux à sa mesure, car, qu'on le veuille
ou non, le Théâtre des Champs Elysées demeure une place
profane. La tessiture, plus élevée, flatte la cantatrice.
Sa technique triomphe sans mal de l'écriture virtuose. L'orchestre,
plus attentif, précise le trait. Tous les péchés sont
pardonnés.
L'unique bis scelle la réconciliation.
Reinhard Goebel reprend l'archer pour le lamento de Johann Christoph
Bach, "l'oncle de Jean-Sébastien qui est mourut en dix sept zéro
trois" (sic). Pourquoi commence-t-on alors seulement à ressentir
un peu de félicité ? Parce que la pièce, extraite
de leur dernière collaboration discographique,
a été mieux travaillée ? Parce que la tension, inhérente
à chaque récital, retombe enfin et que les artistes, libérés,
s'expriment plus facilement ? Parce que l'amateur d'opéra se laisse
plus aisément séduire par le dramatisme qu'engendre le son
de la voix, grave, entre le cri et la plainte, enchaîné à
l'impitoyable scansion des cordes ? Qu'importe. "Le paradis n'est pas sur
la terre, mais il y en a des morceaux" écrivait Jules Renard. Ce
soir, nous en avons cherché vainement les éclats.
Christophe RIZOUD