L'OMBRE
D'ALEXIA.
La nouvelle était tombée
le matin, annoncée par les médias et le soir même sur
la scène du TCE, juste avant le concert : Alexia Cousin avait décidé
de mettre fin à sa carrière.
Plus d'un des spectateurs présents ce soir-là eut sans doute
une pensée émue et nostalgique pour cette jeune chanteuse
si prometteuse. Non que sa remplaçante ait démérité,
bien au contraire, mais parce qu'on se prit à regretter l'absence
d'Alexia Cousin et surtout à se dire in petto qu'elle aurait
pu offrir au public cette ultime prestation en cadeau d'adieu...
Cette Leonore ou l'amour conjugal
est, comme chacun sait, l'ébauche d'une version postérieure
plus aboutie qui, sous le nom de Fidelio , verra le jour quelques
années plus tard, en 1814.
Il y a à la fois de nombreuses
similitudes et de notables différences entre les deux versions de
ce chef-d'oeuvre. En raccourci, on pourrait dire que si Leonore
regarde plutôt vers le passé (Mozart, Haydn), Fidelio
lorgne déjà vers l'avenir (Wagner). C'est surtout vrai pour
le rôle de Léonore, écrit dans la première version
pour une voix plus virtuose et plus claire, et celui de Florestan, moins
vaillant et de caractère plus intimiste, en un mot, tous deux plus
"lyriques". La seconde requiert des deux protagonistes des moyens autrement
dramatiques, quasiment wagnériens, comme en témoignent les
terribles "Abscheulicher ! Wo eilst du hin ?" de Leonore et "Gott ! Welch
dunkel hier !", de Florestan, d'une écriture à la limite
"paroxystique" et de fait, d'une grande difficulté vocale.
On remarque dans Leonore un
magnifique duo d'allure très mozartienne entre Léonore et
Marcelline (on pense à la Comtesse et à Suzanne dans Les
Noces) que Beethoven ne conservera pas. Par ailleurs, l'opéra
s'ouvre après l'ouverture sur l'air de Marcelline, à peu
près identique, à part quelques variantes, à celui
de la deuxième version, alors que dans Fidelio, l'ouvrage
commence après la célébrissime ouverture, plus grandiose,
sur un ensemble.
Globalement, on pourrait trouver Leonore
plutôt introspective, alors que Fidelio s'inscrit davantage
dans une problématique chère au coeur de Beethoven, plus
philosophique, plus politique aussi : celle de l'humanisme épris
de liberté et de justice. En conclusion, tout était déjà
dans Leonore, mais Fidelio la magnifie et lui confère
une dimension plus vaste, en un mot plus universelle.
Pour sa part, l'auteur de ses lignes
avoue éprouver une nette préférence pour Fidelio,
sans doute pour les raisons évoquées précédemment,
en particulier son caractère humaniste. Cependant, Leonore
est loin d'être sans intérêt, et comparer les deux versions
s'avère toujours un exercice particulièrement riche et passionnant.
Au TCE, dès l'ouverture, dite
"Léonore II", les choses s'annoncent plutôt mal, en raison
de la direction hachée, saccadée, trop contrastée
de Marc Minkowski. Son interprétation manque de profondeur et de
réelle ampleur, de cette largeur du geste perçue chez d'autres
et qui, dans le cas présent, ne va pas jusqu'au bout du sens et
du son et, surtout, accuse une absence d'unité et d'harmonie.
Endrick Wottrich
Fort heureusement, à l'arrivée
des chanteurs, en l'occurrence de Marcelline (lumineuse Martina Jankovà),
les choses s'arrangent et Minkowski redevient avec fougue et panache le
chef lyrique de talent qu'il sait être, d'autant plus qu'il a la
chance de bénéficier d'une distribution de haute tenue et,
dans l'ensemble, plutôt homogène. S'en détachent donc
la Marcelline délicieuse de Martina Jankovà - dont la musicalité
raffinée, la grâce, le timbre très pur et l'émission
un peu tremblée évoquent irrésistiblement Gundula
Janowitz et Teresa Stich-Randall (les aficionados apprécieront
la comparaison) - et Endrik Wottrich, formidable ténor, rompu au
répertoire wagnérien. On l'écoute cependant avec un
léger sentiment de frustration, car compte tenu de l'importance
de ses moyens et de son fort pouvoir émotionnel, on eût préféré
l'entendre dans l'air héroïque de la deuxième version,
plus conforme à ses capacités et à son tempérament...
Dans le rôle du "méchant"
Don Pizarro, Franz Hawlata est, comme toujours, efficace, mais, comme souvent
aussi, a tendance à "en faire un peu trop", en un mot à forcer
le trait, là où d'autres livreraient une lecture à
la fois plus nuancée et plus machiavélique.
On note, en moins marqué, et
cette fois dans le registre de la bonhomie truculente, le même défaut
chez le Rocco de Manfred Hemm, avec des moyens vocaux cependant moins conséquents
que ceux d'Hawlata.
Franzita Whelan
Après avoir salué les
belles prestations de Matthias Klink en Jaquino et de Robert Bork en Don
Fernando, tous deux irréprochables de style et de rigueur vocale,
arrivons-en au rôle-titre. Le jeune soprano Irlandais, Franzita Whelan,
dépêchée en catastrophe pour remplacer Alexia Cousin
(un quart d'heure avant l'ouverture des portes au public, on entendait
encore tout ce beau monde répéter), mérite, certes,
eu égard aux circonstances, des éloges et quelque indulgence.
La voix, typiquement lyrique, est de belle couleur, homogène et
possède de la puissance. Ajoutons cependant qu'elle avait déjà
chanté ce rôle au Welsh National Opera et que le trac, qui
donne parfois des ailes à certains artistes, la laisse ce soir-là
d'une placidité parfois gênante, voire à contresens
quant à la nature du personnage. Triomphant sans difficulté
dans l'élégie (sublime duo avec Marcelline) elle ne parvient
pas à se montrer convaincante dans la passion et l'élan.
Et pour le coup, Alexia Cousin et son enthousiasme nous manquent doublement.
Les choeurs du Théâtre
des Champs- Elysées, sous la houlette de leur chef Walter Zeh, nous
offrent un très émouvant "Oh welche Lust, in freier Luft".
Quant au Mahler Chamber Orchestra, on l'a entendu, il faut bien l'avouer,
en meilleure forme, il est vrai sous la direction de Claudio Abbado, son
fondateur et père spirituel. En l'occurrence, la direction chaotique
et trop souvent pesante de Marc Minkowski, surtout au finale, qui ne parvient
pas vraiment à "décoller", dut le déstabiliser quelque
peu.
Pour conclure, une soirée à
la fois imparfaite et passionnante, somme toute assez vivante, dont le
lecteur pourra apprécier la retransmission sur les ondes le 2 mai
prochain. (France Musiques, 20 heures) (*)
(*) Ce concert a aussi été
donné le 9 mars, également au TCE.