Amour, gloire et beauté
Au parterre, des enfants à la
mine boudeuse trépignent sur leurs sièges alors qu'un couple
d'Italiens échangent des sourires entendus. On imagine sans peine
leur commentaire : "C'est donc avec cette pompe que Louis XIV croyait détrôner
l'Opéra ?" A l'écoute d'une ouverture tonique, mais anguleuse,
et d'un prologue grandiloquent - quand bien même ce fût la
règle du genre - le plus fervent des lullistes se prend à
douter et accueille avec perplexité cette grandiloquence pourtant
familière... Cependant, un peu moins de trois heures plus tard,
il se surprend à battre frénétiquement des mains au
milieu d'une salle en effervescence d'où fusent les bravos. Que
s'est-il donc passé ? Roland n'a pas la séduction
immédiate de Persée, auquel Christophe Rousset offrait
hier une seconde jeunesse, et ses beautés se laissent désirer...
mais quelles beautés ! Après des prémices difficiles,
c'est d'abord la puissance théâtrale de l'oeuvre qui se révèle
avec le monologue d'Angélique et la plainte de Médor, tandis
qu'un délicieux et trop fugace duo de hautes-contre égaie
le sombre tableau des tourments qui accablent les amants. La première
partie de l'ouvrage est couronnée par une immense et formidable
chaconne à laquelle tous prêtent leur concours, orchestre,
choeur et solistes chantant alors le triomphe de l'Amour.
Curieusement, de cette tragédie
ambivalente, les commentateurs ne retiennent que la morale la plus datée
: "Fuyez l'amour et retournez guerroyer", conclusion de l'opéra,
certes, mais après que les trois premiers actes en ont imposé
une autre : "Rien n'est plus doux qu'un amour fidèle" ! L'absolue
réussite du quatrième acte, qui voit Roland chanceler sous
des émois extrêmes, de la passion amoureuse au désespoir
le plus noir, et le Sommeil du cinquième acte où surgit la
dea ex machina Logistille consacrent sans doute aussi cette lecture
politiquement correcte (à la cour de Louis, du moins), centrée
sur le valeureux neveu de Charlemagne auquel le Roi-Soleil peut s'identifier.
Roland retrouve ses esprits et s'en va prendre les armes : l'honneur est
sauf, le sens du devoir et la raison d'état l'emportent sur les
frivolités.
Sans une parfaite intelligence du style,
la plus belle voix du monde ne serait d'aucun secours pour habiter le récitatif
à la française, manière d'arioso modelé
sur la parole des acteurs, oscillant entre le recitativo secco italien
et l'air. D'une aisance souveraine dans cet art extrêmement codifié,
Anna Maria Panzarella étonne surtout par son engagement et une ardeur
inhabituelle chez une artiste d'ordinaire plus effacée, sinon transparente.
Alors que Monique Zanetti (Témire) privilégie l'intériorité
qui sied à son personnage de confidente, Salomé Haller (la
fée Logistille) sort le grand jeu et envoûte son auditoire,
une composition magistrale éclipsant les faiblesses de la technicienne.
En revanche, les héros sont fatigués. Olivier Dumait le premier
! Franchement dépassé par son rôle, fâché
avec la justesse, il s'époumone au moindre aigu et peine à
achever certaines phrases sans que la ligne ne vacille. Méforme
ou contre-emploi ? Sans doute un peu des deux, s'il faut en croire les
échos des représentations lausannoises. Ce ne sont pourtant
pas les bons ténors qui manquent, mais les seconds rôles volent
la vedette aux protagonistes. En Astolphe, Robert Getchell allie plénitude
et suavité tandis qu'Emiliano Gonzalez-Toro (Tersandre), jeune haute-contre
à la voix saine et bien timbrée, rayonne dans le divertissement
pastoral du quatrième acte. Un artiste que nous aurons plaisir à
retrouver en mai au Châtelet, avec d'autres paladins, ceux de Rameau,
emmenés par William Christie. Enfin, brut de décoffrage,
le Roland de Nicolas Testé gronde à l'envi et glisse sur
le texte, monolithique et comme indifférent à la valeur des
mots, aux affects qui sont censés le troubler, la fureur exceptée.
C'est sans conteste l'autre grande déception de cette soirée...
Si Lully accorde une prépondérance
nouvelle aux ballets (Roland en compte quinze), le choeur conserve
un rôle appréciable, assumé avec panache par des choristes
de l'Opéra de Lausanne - parmi lesquels se distinguent quelques
belles individualités -, dont le sens du rythme est tout bonnement
jubilatoire. Avec le mélange de robustesse et de finesse qui la
caractérise, la direction de Christophe Rousset exalte les ressorts
dramatiques de cette vaste architecture et magnifie ses atmosphères
- l'apparition de Logistille confine à l'émerveillement !
Réalisé par la même équipe, le premier enregistrement
mondial de Roland devrait sortir dans le courant de l'année chez
Ambroisie. A quand Amadis ?
Bernard SCHREUDERS
Lire
aussi la critique de la version scènique, donné à
Lausanne le 31/12/03