C O N C E R T S 
 
...
[ Sommaire de la rubrique ] [ Index par genre ]
 
......
LYON
22/05/05
Anja Silja
© Gérard Amsellem
(www.opera-lyon.com)
Leos JANACEK

L'AFFAIRE MAKROPOULOS

Emilia Marty : Anja Silja
Albert Gregor : David Kuebler
Jaroslav Prus : Steven Page
Maître Kolenaty : Jonathan Veira
Vitek : Neil Jenkins
Krista : Jessica Miller
Janek : Timothy Robinson
Hauk-Sendorf : Ryland Davies
Un machiniste : Jean-François Fleurençois
Une habilleuse : Menai Davies
Une femme de chambre : Kari Hamnöy

Mise en scène : Nikolaus Lenhoff
Décors et costumes : Tobias Hoheisel
Eclairages : Mark Henderson
Assistant à la mise en scène : Daniel Dooner
Eclairages : Paul Hastie

Orchestre et Choeurs de l'Opéra de Lyon
Lothar Koenigs

Lyon, le 22 mai 2005

Elle nous vient de Glyndebourne cette production déjà mythique. Elle nous vient de Glyndebourne cette fable intemporelle dans laquelle, paradoxe suprême, le temps n'a jamais été aussi présent. Elle nous vient de Glyndebourne, enfin, cette Emilia Marty cynique, charmeuse mais aussi lasse et revenue de tout.

Une heure et demi, à peine plus, c'est ce que Janacek a tiré de la pièce originale de Capek. Trois actes à la fois courts et denses, spirales de mots, de sons, les uns jouant du rebond permanent des autres dans un savoureux mouvement d'échanges. Le compositeur est arrivé là au bout de sa quête d'une déclamation naturelle, d'une très subtile conversation en musique. Mais l'on n'est pas dans le Capriccio de Strauss. Car le mot ne sert pas le badinage d'une société fin de siècle... Dans l'univers kafkaïen de Capek et Janacek, le mot est viol de l'esprit, du coeur, du corps, de la société en général et de ses conventions. Marty est un monstre qui peine à s'humaniser ou qui, plus subtilement, dissimule jusqu'au tourbillon de la scène finale son humanité souffrante, poignante, le martyre de son immortalité.

Chacun ici a bien compris les enjeux de cette philosophie poisseuse, lourde. Koenigs d'abord qui sculpte, taille le son, malaxe et pétrit son orchestre, architecture le foisonnement des timbres stratifiés par Janacek. Il empoigne l'oeuvre dès un prélude qui surprend, saute à la gorge du spectateur, jusqu'à cette scène finale qui éreinte, bouleverse, danse au bord du gouffre. En trois actes il noue et dénoue les fils d'une tonalité complexe, d'un théâtre de sang et de touffeurs puissantes.


© Gérard Amsellem
(www.opera-lyon.com)

Lenhoff il y a dix ans a imaginé pour cette production l'un de ses dispositifs scéniques les plus justement efficaces. Un seul décor qui se transforme à vue par l'usage d'accessoires mouvants, depuis le Chronos initial jusqu'au lit de Marty. Chaque scène est ainsi fortement campée par le truchement d'un objet type qui est une atmosphère à lui seul. On n'est pas prêts d'oublier ce rideau incarnat qui se déploie lentement à la fin de l'acte I, transformant l'officine docte de Kolenaty en loge sulfureuse et sanguine d'Emilia. 

Comme pour Jenufa, Lenhoff suscite enfin chez chacun une vérité du geste, une présence incandescente comme rarement. Il y a même peut-être là plus d'apparat scénique que réellement musical, ce qui n'est pas forcément, dans ce contexte précis, un contresens. Qui aura vu Hauk-Sendorf dans son tango avec Marty, qui aura vu aussi cette dernière quitter le I dans un déhanché de vamp, aura aussi compris que la vérité de l'oeuvre est ailleurs qu'entre les seules lignes de portée du papier réglé.

C'est heureux si l'on considère que personne ici n'est objectivement irréprochable vocalement. Jonathan Veira si cliniquement pontifiant en Maître Kolenaty peine tout de même un peu dans sa déclamation. Le Prus de Steven Page qui impose un physique de superstar hollywoodienne, une tenue de Lord anglais aussi, perd pied derrière l'orchestre vibrant de Janacek et le grave sonne creux quand il sonne vraiment. Ryland Davies ne chante plus... mais quel Hauk-Sendorf : génialement décalé, touchant dans sa sénilité de vieux jeune homme, simplement extraordinaire finalement. David Kuebler lui-même, présence de jeune premier, a du mal à s'imposer dans un format vocal au lyrisme tendu, qui sollicite presque uniquement la quinte aigue. Un grand lyrique fera-t-il jamais un heldentenor ? La question reste ouverte, alors même que Kuebler fait oublier par sa fougue, sa belle ferveur ce qui manquera toujours à son larynx...

Et Silja, chante-t-elle ? Chante-t-elle encore ? Marty lui laisse peu de chances de tirer de son organe ruiné les lignes déployées que lui offre encore Kostelnicka. Elle met même quelques mesures à se chauffer, perdue souvent au milieu de la lave irradiante que déversent sur elle Janacek et Koenigs. Mais quel mot, quelle puissance incantatoire ! Et quelle rythmique violente, burinée... Et quelle actrice surtout ! Se laissera-t-on aller au lieu commun ? Se demandera-t-on ainsi laquelle a le plus vampirisée l'autre, de Silja ou de Marty ? Qu'importe l'acier blanc de cette voix en lambeaux; qu'importe le vibrato nauséeux de ces aigus dardés; qu'importe cette ligne heurtée, saccagée... Qu'importe tout cela quand l'incarnation est telle. Oui Silja feule, criaille, en délicatesse souvent avec la justesse. Oui elle vitupère mais elle vit aussi, surtout. On voudrait pouvoir lui laisser la coquetterie ultime de ne pas dire son âge... A-t-elle 65 ans comme elle le dit, ou 70 comme on le lit partout ? On lui en donnerait à peine 50, la jambe encore fuselée dans le fourreau de sa robe du second acte, la ligne tendue, la cuisse gansée de noir, sulfureuse de féminité turpide lorsqu'elle se dévoile le temps d'un alanguissement sur son sofa bauhaus. Est-ce Marty ou Silja qui se coiffe avec la précision de l'acte quotidiennement répété, au saut du lit ? Laquelle des deux se maquille au I, la main machinalement guidée le long d'une lèvre charnue, éclatée comme un fruit trop mûr ? Génialement, car de manière à la fois très calculée et insensible, le personnage, lui, évolue de la cruauté du I à la souffrance du II face à Gregor. Le cheminement vers l'abyme du III est de l'art pur, parce que sans fard, puissant d'humanité palpable. La scène finale en sera transfigurée, gravée au creux du coeur de tous les spectateurs jusqu'à la vision ultime de la chute lourde de l'artiste submergée de papier à musique, enflée d'un lyrisme enfin libéré, d'un raptus, d'un abandon total, bruissant autant qu'épuisé.

Que de géniales imperfections dans cette production. Que d'humanité voilée, dans les voix et dans les corps. Que d'investissement surtout, au maximum des capacités de chacun, à la frontière de tous les déchirements. Quel voyage finalement au coeur de l'inconscient, de l'irréel d'une fable prodigieusement actualisée par une équipe suant une vérité violente. Et bien sûr le sentiment de toucher au mythe, d'accrocher un pan d'histoire de l'interprétation lorsque Silja/Marty déploie sa silhouette titanesque...
 
 

Benoît BERGER
[ Sommaire de la Revue ] [ haut de page ]