Maometto II, avant-dernier opéra
napolitain de Rossini, avait été expressément composé
pour la tournée à travers l'Italie de la basse la plus glorieuse
de son temps, Filippo Galli. A son intention, Rossini avait composé
un rôle d'une grande force dramatique, mi-guerrier, mi-amoureux,
sur la plus belle des musiques, et aussi la plus novatrice : la mélodie
continue se déploie tout le long de l'oeuvre, dans une architecture
complexe d'un seul tenant. C'est dire qu'elle ne supporte ni modification,
ni coupure, quoiqu'en pense Cyril Diederich, qui s'exprime sur ses choix
émusicologiquesé à l'intérieur du programme.
Mais ne boudons pas notre plaisir,
car même défigurée par des coupures, cette oeuvre est
probablement la plus belle de Rossini, et elle est si rarement montée
que cette production est un véritable événement.
Le bonheur est encore décuplé
par l'interprétation du rôle-titre, écrit à
l'origine pour une star dont la venue à Naples était un événement,
et qui exige vaillance, autorité et souplesse, toutes choses que
possède à plein le formidable, le prodigieux Denis Sedov.
Certains crieront à l'exagération en le voyant comparé
à un artiste de l'envergure de Samuel Ramey, tous ceux qui l'ont
entendu le confirmeront pourtant : facilité des vocalises, beauté
des graves aussi bien que des aigus, présence scénique souveraine,
Denis Sedov est un miracle opératique. Et c'est bien pourquoi amputer
sa cavatine d'entrée des deux tiers est un crime totalement impardonnable
!
Le reste de la distribution ne peut
pas s'installer à de tels sommets. Ainsi la soprano Irini Tsiradikis,
dans le rôle très long d'Anna, séduit par un physique
crédible, un timbre fruité, un beau legato, mais elle gère
mal son souffle, ce qui entraîne reprises de respiration bruyante
en plein milieu d'une phrase, problèmes de justesses et vocalises
régulièrement improbables. L'auditeur est alors soumis au
régime de la douche écossaise : une phrase sublime suivie
d'une phrase affreuse. Mais la mort d'Anna est bouleversante et emporte
l'adhésion du public.
Enkelejda Shkosa chante d'une voix
au timbre pas très homogène, mais se tire d'un rôle
très difficile avec les honneurs : on est loin du faste d'une Lucia
Valentini-Terrani, pour ne citer qu'elle, mais c'est plutôt mieux
que beaucoup de mezzos entendues ici et là, il suffit de réécouter
Gloria Schalchi dans l'enregistrement de Pesaro pour s'en convaincre. Et
puis, on peut rêver : un jour peut-être les directeurs de théâtre
se rendront compte qu'Ewa Podles est née pour interpréter
ces rôles, et un jour peut-être pourront nous l'entendre dans
une intégrale scénique, et pas en récital.
Stephen Mark Brown est moins insupportable
que dans son interprétation de Cléomène à Pesaro
(version italienne ou française, on n'entend décidément
parler de lui que pour ce personnage !) et compte à son actif une
voix sonore et une belle présence scénique. A son passif,
malheureusement, on trouve un timbre désagréablement métallique,
des aigus craqués et des vocalises débraillées et
sales.
Les choeurs sont quelquefois un peu
anarchiques, l'orchestre est assourdi par une acoustique assez difficile,
et Cyril Diederich confirme qu'il n'a rien à faire dans l'univers
rossinien.
La mise en scène est intéressante,
en ceci qu'elle replace l'oeuvre hors d'un contexte romantique. En effet,
Maometto II, composé en 1820, est l'un des traits d'union entre
l'opéra seria finissant et l'opéra romantique encore dans
les limbes. Il ne peut pas y avoir ici d'héroïne vaporeuse
se lamentant et soupirant, de père indigne et d'amant jaloux, même
si on en trouve les prémisses. Il s'agit avant tout d'un opéra
traitant de la guerre et de l'honneur, thème cher à l'opéra
seria. Anna n'est pas un personnage passif, mais une femme décidée
et attachée à son honneur, et le metteur en scène
l'a parfaitement compris : elle chantera son air d'entrée non pas
seule dans sa chambre, mais en soignant des blessés dans un hôpital
de fortune, et tiendra tête aux turcs le poignard à la main.
La guerre est donc montrée sur
scène, et de façon tout à fait crédible. L'ensemble
aurait toutefois gagné à un peu plus de sobriété,
certaines scènes virant carrément au grand-guignolesque :
traître abattu d'une balle dans la nuque, prêtre poursuivi
par des soldats, cauchemar psychanalytique d'Anna auraient pu être
évités.
En conclusion, cette production a largement
répondu aux attentes des rossinimaniaques de toutes espèces,
et on attend maintenant avec impatience de réentendre l'excellentissime
Denis Sedov.
- Lire la
critique de Pierre-Emmanuel Lephay -