Unique manifestation parisienne de
l'année Messager avec une représentation concertante de L'Amour
masqué à l'Opéra-Comique (qui faisait légèrement
redite après un concert de l'Ensemble orchestral de Paris donné
voici quelques années au Théâtre des Champs-Elysées...),
ce spectacle a d'abord été présenté au Théâtre
de Montluçon, ville natale du compositeur et initiatrice du projet.
Ecrit à deux mains par l'écrivain et journaliste Benoît
Duteurtre, inlassable défenseur de l'opérette sur France-Musiques,
et par le ténor et metteur en scène Yves Coudray, le texte
vise avant tout à faire découvrir l'univers d'André
Messager (1853-1929) à un public actuel pas forcément très
familier, et pour cause, de ce répertoire naguère si populaire.
L'argument a pour point de départ
une émission de radio au cours de laquelle une jeune soprano d'aujourd'hui
tente de faire partager à un journaliste un brin narquois sa passion
pour l'opérette (dialogue off illustré par des projections,
inénarrables, de photographies d'époque et de films d'opérettes
provenant des archives de l'ORTF). L'interview est interrompue par l'intervention
d'un sociologue post-marxiste d'obédience sérielle (comme
Benoît Duteurtre les aime bien...) qui se lance dans un réquisitoire
en règle contre l'opérette, émanation périmée
d'une société bourgeoise étriquée, colonialiste
et nageant dans l'hypocrisie sexuelle ! La chanteuse prend la défense
du genre, qui incarne pour elle le charme, l'élégance, la
finesse... vertus trop peu honorées de nos jours et illustrées
au suprême degré, bien entendu, par la musique de Messager,
peintre infiniment subtil des variations du sentiment amoureux.
Si l'on souscrit bien volontiers, sur
le fond, au discours de Duteurtre, on reste un peu perplexe devant son
adaptation théâtrale, qui n'échappe ni à la
facilité ("Cette musique, ce n'est quand même pas du Schoenberg
ou du Boulez..." soupire le sociologue d'un air extasié) ni à
une certaine lourdeur didactique. Heureusement, ces séquences alternent
avec de bien plus divertissantes scènes de genre, que les auteurs
ont situées dans les coulisses du Théâtre Marigny en
1928, à la veille de la création de Coup de Roulis.
S'y côtoient le baryton vedette, un chanteur mûrissant, une
divette aux dents longues, une débutante naïve et un dandy
fortuné. On répète un morceau, on flirte, on intrigue
pour décrocher un rôle... Ces menues péripéties
servent de prétexte à un choix fort habile d'extraits d'oeuvres
du maître, parfois parmi les moins fréquentées. Qui
a souvent entendu Le Bourgeois de Calais, La Fauvette du temple, Miss
Dollar ?... Toutes les facettes de l'art de Messager sont ici bien
représentées, de l'opérette Belle époque (Véronique,
Les P'tites Michu) à la comédie musicale de l'entre-deux-guerres
(Passionnément, L'Amour masqué, Coup de roulis), en
passant par les ouvrages plus "nobles", apparentés à l'opéra-comique
(La Basoche, Isoline).
On a beau être un admirateur
fervent de Messager, on reste médusé à l'écoute
de cet éblouissant florilège : intarissable veine mélodique
dont la qualité ne se dément jamais, perfection d'une écriture
dont le raffinement extrême est constamment au service d'une expression
juste et naturelle, à l'opposé de tout intellectualisme...
On rage que seules quelques scènes de province restent aujourd'hui
fidèles à ce musicien de génie. La jeune cantatrice
dont les auteurs ont fait leur porte-parole explique que son amour pour
l'opérette lui vient des enregistrements de sa grand-mère,
en son temps une célèbre interprète de Véronique.
Il faudra sans doute attendre encore une ou deux générations
pour que l'oeuvre de Messager perde son image, précisément,
de "musique de grand-mère"... et pour qu'un large public redécouvre,
sans préjugés, son extraordinaire beauté.
Dans une mise en place efficace de
Mireille Larroche, la directrice des lieux, une troupe de comédiens-chanteurs-danseurs
d'une cohésion irréprochable enlève l'affaire avec
un entrain communicatif. Tous font preuve, qualités essentielles
ici, d'une diction parfaite et d'un talent de diseur qui leur permettent
de donner toute leur saveur aux vers facétieux ou nostalgiques d'Albert
Willemetz et de Sacha Guitry. Sarah Vaysset séduit par sa fraîcheur
vocale et scénique, Elsa Vacquin joue les pimbêches avec esprit,
Yves Coudray cabotine délicieusement, Jean-Michel Ankaoua est un
jeune premier racé et Jean-Marc Salzmann campe un Monsieur Loyal
plein d'autorité. Au piano, Jean-Yves Aizic et Claude Lavoix font
montre d'une musicalité à la hauteur du propos, et ce n'est
pas le moindre atout de ce spectacle. A ne surtout pas manquer !
Geoffroy BERTRAN