MORNES NOCES
Les applaudissements sont plus que
nourris, et les acclamations généreuses, alors que tombe
le rideau sur la dernière représentation des Noces de
Figaro en ce dernier vendredi de juin ; et pourtant c'est avec un certain
agacement que l'on quitte la salle une fois les saluts terminés.
Lourdeur et contresens
La faute en incombe principalement
à la mise en scène de Jean-Louis Martinoty, qui, en dépit
d'un postulat plutôt "classique", accumule contresens et lourdeurs.
Dès le lever de rideau, on est écrasé par un décor
surchargé qui fatigue les yeux en même temps qu'il fait soupirer
de par son symbolisme lourdingue (on notera l'omniprésence, particulièrement
irritante, de bois de cerf). Les tons bruns en sont plutôt monotones
et lassants, et discordent allègrement avec ceux des costumes par
ailleurs quelconques, peu esthétiques aussi bien que mal déterminés
-la Comtesse semble partager la garde-robe de Barberine tandis que Marcelline
se pavane dans une robe qui évoquerait plutôt la Clairon de
Capriccio...
Ces inadéquations s'étendent
malheureusement à la direction d'acteurs. Les personnages s'agitent
sur scène et brassent beaucoup d'air pour pas grand-chose, puisque
aucune évolution n'est perceptible au cours de la soirée.
Figaro et Susanna papillonnent d'un bout à l'autre du décor,
Cherubino se comporte en ado attardé, le Comte reste un mari et
patron odieux qui refuse de se mettre à genoux pour demander le
pardon de son épouse ; quant à la Comtesse, sa première
apparition fausse immédiatement la donne : en envoyant valser d'un
geste rageur le plateau de chocolat que lui présente Susanna, Rosina
se présente instantanément comme une cousine de Dorabella,
jeune fille gâtée et capricieuse copinant avec sa servante
pour tromper son ennui - elle dont le livret de Da Ponte fait, au contraire,
une grande soeur de Fiordiligi...
Le principal problème posé
par une telle "décaractérisation" des personnages est qu'elle
gomme totalement la charge politique et sociale de la pièce, transformée
ainsi en une simple comédie de boulevard remplie de quiproquos à
tout va et saupoudrée d'un pseudo humour plutôt vulgaire.
En ce sens, le très ambigu quatrième acte est particulièrement
mal géré par Martinoty, trop pressé de souligner l'aspect
burlesque de la scène de confusion générale (et peu
aidé par des éclairages prosaïques d'un Jean Kalman
que l'on a connu par le passé bien plus inspiré), et qui
rend l'action tout simplement indéchiffrable... en passant totalement
à côté du sommet dramatique et émotionnel que
devrait être la scène de pardon général. D'un
seul coup, cette jeune Comtesse qui a passé la soirée à
se comporter comme une gamine caractérielle, et que l'on s'attend
à tout instant à voir gifler son Casanova à la manque
de mari dans un accès d'hystérie, décide de lui demander
de pardonner à ses serviteurs impertinents ; et celui-ci, aussi
médusé (d'avoir été pris la main dans le sac)
que raide de dépit (de n'avoir pu exercer son droit de cuissage)
dans son habit d'un rouge violent, met un genou en terre, d'un geste robotique,
et lui demande alors pardon à son tour. Résultat : la salle
entière éclate de rire. On doute que cela ait été
l'effet escompté...
Panique dans la fosse
Côté direction musicale,
le constat est tout aussi mitigé. Après un Così
fan Tutte d'une théâtralité anthologique, Jacobs,
à la tête d'un Concerto Köln en petite forme, se fourvoie
dans cette journée bien peu folle : cordes rêches, bois verts,
cuivres mal dégrossis se disputent la suprématie décibelique
(toute relative) dans un micmac criard (aux pics cependant curieusement
rabotés) qui, pas un instant, ne semble gêner le chef, trop
occupé à cravacher ses solistes -travers récemment
relevé lors la reprise d'Agrippina
au même Théâtre des Champs-Élysées...
Pressé de finir la soirée, Jacobs ? Toujours est-il qu'il
bouscule arias, ensembles et transitions et enfile à la va
comme-je-te-pousse les changements de tempo de la façon la
moins organique qui soit (Antonio Abete en a fait tout particulièrement
les frais dans l'air de Bartolo), laissant au final une impression fort
désagréable de "vite fait mal fait". Toutes les qualités
(certes controversées) de son Così se muent en travers
dans ces Noces, où le vivace devient précipité,
l'acerbe vire à l'acide, et l'énergie se retranche dans l'agressivité
brouillonne ; quant aux ornementations, elles tournent au système...
Tant le spectateur que les solistes en viennent vite à manquer d'air
et d'espaces de réflexion, tandis que les décalages entre
scène et fosse se multiplient. Dommage, et particulièrement
décevant de la part d'un chef dont on aurait pensé que son
sens inné du théâtre et du drame ne pouvait que s'épanouir
dans cet opéra. S'il est certain que tout artiste a droit à
l'échec, celui-ci est d'autant plus cuisant que l'artiste est grand...
Cherubino débraillé
Hélas, le désappointement
ne se limite pas à la fosse, la scène révélant
un autre sujet d'amères lamentations : le Cherubino incroyablement
décevant d'Angelika Kirchschlager, elle aussi en petite forme. Voix
débraillée et hétérogène, intonation
instable : on a peine à reconnaître la jeune mezzo qui avait
pris pour habitude de nous éblouir avec ses travestis mozartiens
et straussiens à l'Opéra de Paris. Pire encore : son interprétation
est curieusement atone, dénuée d'expression et de caractère.
Oubliés la fièvre adolescente, la fougue octavianesque, les
assauts d'hormones et la troublante adoration pour la comtesse ; ce page-là
est une peste tête à claques qui récite ses vers à
grands renforts de grimaces façon mauvaise sitcom américaine
du samedi soir, car non contente de bâcler l'aspect musical, la belle
Autrichienne s'applique, en revanche, à en faire des tonnes sur
le plan scénique, ce qui malheureusement n'arrange rien au caractère
monolithique de son personnage.
Autour de ce Cherubino vulgaire et
plus qu'irritant, les autres interprètes font de leur mieux pour
animer des personnages de carton-pâte. Las ! Si la distribution s'avère
plutôt solide, elle n'est guère passionnante. Certes, Pietro
Spagnoli assure crânement sa grande scène au IIIe acte, Luca
Pisaroni chante propre et joli, et les trois conspirateurs s'acquittent
avec professionnalisme de leurs airs respectifs. Mais qu'ils sont
piètres acteurs ! Et surtout qu'ils sont livrés à
eux-mêmes ! Seule la Susanna mutine de Rosemary Joshua parvient à
égayer quelque peu la soirée grâce à un jeu
tout en finesse et en espièglerie, agréablement pimenté
par un chant frais et élégant ; et son Deh vieni, non
tardar au IV, d'une sensibilité et d'une sobriété
sans faille, aurait atteint la grâce... n'était l'intonation
redoutable (et la platitude) des vents. La Comtesse d'Annette Dasch, en
revanche, frise la catastrophe ; on se demande d'ailleurs de qui vient
l'idée saugrenue de la distribuer dans ce rôle, tant il semble
peu adapté à ses moyens vocaux actuels - registres hétérogènes,
tendance à l'aigreur dans les extrêmes, et surtout un manque
d'engagement émotionnel qui transforme de ses airs (déjà
alanguis jusqu'au déraisonnable par les tempi mollassons du chef)
des monuments d'ennui.
Ennui : c'est bien d'ailleurs le terme
qui résume le mieux, en définitive, ces Noces vides de sens
et de substance, privées de sel et de sève ; en un mot :
bien mornes.
Après un Così
bêtement gâché par une mise en scène totalement
hors de propos et ces Noces en tous points frustrantes, René
Jacobs doit boucler son cycle Mozart/Da Ponte en 2007 avec le redoutable
Don.
Croisons les doigts pour que, cette fois, les surprises soient enfin bonnes.
Mathilde BOUHON