JESSYE NORMAN ASSOLUTA...
C'était un vrai plaisir que
de retrouver Jessye Norman pour ce récital initialement prévu
le 26 novembre 2003, surtout après les mémorables représentations
d'Erwartung et de La Voix
Humaine en octobre 2002 dans le même théâtre.
A son entrée en scène,
la diva, vêtue d'une grande robe jaune paille, paraît, malgré
un sourire rayonnant, légèrement fatiguée, ses traits
sont un peu tirés, et elle semble marcher avec difficulté.
Mais les premières notes nous rassurent : la voix est là
et bien là, plus que jamais.
Le programme, comme toujours magnifiquement
composé, fait la part belle aux oeuvres où elle a excellé
dés ses débuts : Haydn, Mahler, Duparc, avec une incursion
plus inattendue dans le répertoire espagnol pour les célèbres
"Sept mélodies populaires" de Manuel de Falla.
Celle qui fut une inoubliable Ariane
de Strauss est très à son affaire dans cette cantate composée
par Haydn en 1789 et dont la forme, alternant récitatifs et arie,
s'apparente aux grands airs de concert de Mozart, un de ses autres domaines
de prédilection. Le geste et la voix sont amples, la diction et
le style admirables. Contrairement à Berganza et von Otter, pour
ne citer que celles-là, qui en ont livré une interprétation
plus "baroque", Norman projette cette cantate dans le futur et la tire
plus vers Cherubini, Beethoven (Ah ! Perfido) et même Berlioz.
Son "Teseo mio ben ! ove sei tu ?", poignant, très habité
puis un "Dove sei mio ben tesoro" au phrasé royal pour finir sur
un "Barbaro ed infedel" désespéré et tellurique, mettent
magistralement en valeur l'art de cette chanteuse aux moyens vocaux exceptionnels
alliés à une ligne de chant exemplaire et à une implication
dramatique hors du commun.
Les Rückert Lieder, ouvrage
qu'elle a beaucoup fréquenté, constituent un des sommets
de la soirée. Jessye Norman, en grande interprète du répertoire
allemand, en donne une lecture quasiment métaphysique, alternant
avec génie l'élégie de Ich atmet' einen linden
duft et Blicke mir nicht in die Lieder, où on l'entend
sourire, avec ces drames cosmiques que sont Um Mitternacht et Ich
bin der Welt abhanden gekommen où elle sait traduire, comme
bien peu le pourront après elle, la douloureuse interrogation existentielle
et spirituelle qui fut le lot quotidien d'un Gustav Mahler déchiré
et souffrant. Un choc émotionnel rare, qui laisse pantois.
Les mélodies de Duparc, en début
de deuxième partie, offrent un autre aperçu de son inépuisable
talent. Norman possède, sans aucun doute, "la" voix idéale
pour ces pièces, conjuguant à l'ampleur nécessaire
du phrasé une diction française à faire pâlir
nombre de nos compatriotes. Elle chante ces pages avec une facilité,
une évidence, une musicalité tellement incroyables, qu'on
en oublie presque que ces mélodies figurent parmi les plus difficiles
dans la mesure où elles requièrent, outre les qualités
interprétatives inhérentes à ce répertoire,
des moyens vocaux qui les mettent d'emblée hors de portée
de bien des interprètes.
Le reste de la soirée allait
être fertile en surprises, comme ces Sept Mélodies Populaires
Espagnoles, trahissant un des péchés mignons de Norman,
véniel, certes, quand on le compare à la haute qualité
de sa prestation par ailleurs : une certaine tendance à "maniérer",
voire à "surjouer" un répertoire dit plus "léger",
ne demandant pas de très grandes voix, mais un style très
particulier, dans lequel Berganza et de Los Angeles sont quasiment insurpassables.
Ces mélodies, très imprégnées
de folklore, requièrent, si l'on ne vient pas d'Espagne ("D'Espana
vengo, soy Espanola" comme le dit ce célèbre air de zarzuela)
une connaissance approfondie de la langue et, qui plus est, de la culture
et de la civilisation de ce pays. Or, çà et là, quelques
défauts de prononciation et une tendance à en faire un peu
trop montrent que Norman ne maîtrise pas tout à fait l'exercice
qui, au demeurant, ne lui pose aucun problème vocal. Et si elle
s'acquitte magnifiquement des parties les plus "élégiaques"
du cycle : Asturiana, Nana, Cancion, force est de reconnaître
qu'elle tire parfois vers une Espagne revisitée par Broadway, à
la limite du mauvais goût, les plus "extraverties", en particulier
la dernière, l'admirable Polo, dont la difficulté
principale réside en la nécessité d'exprimer, avec
un désespoir à la fois pudique et violent, la douleur engendrée
par un amour malheureux : "Malhaya el amor, malhaya, Y quien me lo dio
a entender" (Maudit soit l'amour, maudit soit aussi qui me l'a fait comprendre).
Mais nous n'allions pas bouder notre
plaisir, car c'est quasiment une troisième partie de récital
que Norman offrit à un public chauffé à blanc : standing
ovation, quarante-cinq minutes de rappels, déluge de fleurs
offertes par nombre d'admirateurs, avec cinq bis, tous plus magnifiques
les uns que les autres. Qu'on en juge plutôt : une souveraine Vocalise
en forme de Habanera (Ravel) ; une Lettre de la Périchole,
à la fois sophistiquée et drôle, où l'on retrouva
un peu les défauts susmentionnés, Norman n'hésitant
pas à doubler le dernier couplet et à le couronner d'un aigu
superbe, mais de son cru ; un Zueignung de Strauss, quasiment historique,
adressé à toute la salle, avec les bras fleuris, un Swing
low, swing chariot, a capella, qu'elle chanta assise, avec une
spiritualité, une profondeur et une splendeur vocale bouleversantes
et enfin, un Summertime qu'elle eut l'intelligence d'interpréter,
non comme une chanteuse d'opéra, mais de manière complètement
jazzy,
aidée en cela par l'extraordinaire Mark Markham, son pianiste attitré
depuis 1995. L'étroite complicité qui règne visiblement
entre cette grande dame et son formidable accompagnateur n'est d'ailleurs
pas un des moindres atouts de cette mémorable soirée. Il
y avait, en effet, bien longtemps qu'on n'avait entendu une telle performance,
mêlant à un talent d'exception, un profond charisme et une
magnifique autorité scénique. Incontestablement, Norman,
Reine du Lied et de bien d'autres royaumes, fait partie de ces artistes
capables de se mettre eux-mêmes en scène et avec quelle virtuosité
!
A tel point qu'on est tenté
de reprendre l'ultime phrase de Zueignung, et de lui dire : "Un
grand merci, Madame Norman" en lui souhaitant, alors qu'elle va avoir cinquante-neuf
ans, encore de longues années de chant, pour notre plus grand émerveillement.
"Habe dank !".
Juliette BUCH
Ce programme
sera diffusé sur France
Musiques le 7 Avril 2004, à 10h30