Eugène Oniéguine
marque un tournant dans l'histoire de l'opéra. Avec La Traviata
de Verdi et Carmen de Bizet, c'est un des premiers ouvrages romantiques
qui ne met pas en scène des rois ou des figures historiques, mais
développe une peinture de caractères avec des personnages
de la vie quotidienne.
Pour accentuer cette nouveauté,
Tchaïkovski a pensé son oeuvre dans une esthétique chambriste
: un petit orchestre (32 musiciens), des chanteurs ayant l'âge de
leur rôle et, de préférence, dans une petite salle.
Ces conditions furent réunies lors de la création de l'opéra,
au Conservatoire de Moscou en 1879. Il est hélas rare de les retrouver
aujourd'hui... (monter Eugène Oniéguine à l'Opéra
Bastille relève du contresens). Le Festival d'Aix-en-Provence les
a presque réunies : un (assez) petit théâtre, des chanteurs
ayant effectivement l'âge de leur rôle, mais un orchestre dépassant
la trentaine de musiciens. Daniel Harding s'en explique : une formation
de 32 musiciens n'aurait pas ėrempli" le théâtre de l'archevêché,
dont l'acoustique n'est pas des meilleures, il est vrai, surtout pour l'orchestre.
Si les chanteurs avaient bien l'âge
et le physique de leur rôle, ils n'en avaient par contre pas toujours
la voix... En effet, rien d'exceptionnel ou d'enthousiasmant dans la distribution.
Olga Guryakova est une belle Tatiana, au chant fin et à l'expression
d'une grande sensibilité. L'Olga d'Ekaterina Sementchuk marque par
sa parfaite incarnation du personnage, mais la voix et le chant sont jolis,
sans plus.
C'est l'Oniéguine de Vladimir
Moroz qui offre la plus belle prestation vocale, avec une voix idéale
pour le rôle et un chant soigné, ne cédant jamais à
la tentation du spectaculaire. Le Liensky de Daniil Shtoda déçoit
: la voix est certes plaisante, mais l'aigu est ténu et le grave
trop court.
Jacqueline Van Quaille (Mme Larina)
et Menai Davies (la niania) ont des voix trop usées et ne chantent
pas toujours juste. En outre, Jacqueline Van Quaille aurait fait une meilleure
niania que Menai Davies, assez passe-partout.
De même pour le Grémine
de Martin Snell, commun, ou le Triquet d'Andreas Jaeggi. Il est vrai que
pour ce dernier, quand on a vu Michel Sénéchal briller de
subtilité et de distinction dans les fameux couplets (dont il chantait
le deuxième pianissimo de manière incomparable), toute autre
incarnation paraît fade...
Les choeurs (Europa Chor Akademie)
sont un peu ėvertsî, mais brillent par leur engagement scénique:
ils sont en effet largement sollicités, jusqu'à effectuer
de véritables chorégraphies !
Le Mahler Chamber Orchestra déçoit
également un peu. Si les cordes sont très belles, les soli
des vents trahissent certaines limites (hautbois au petit son, cor approximatif...).
Néanmoins, une très bonne direction musicale éclipse
ces quelques faiblesses. S'il n'a pu réunir la petite formation
souhaitée par Tchaïkovski, Daniel Harding trouve le son adéquat,
et dirige l'ouvrage dans une esthétique de chambre indispensable,
loin de tout sentimentalisme ėrostromantiqueî insupportable. Bien au contraire,
sa direction se révèle d'une extrême finesse, osant,
par exemple, un ritenuto extraordinaire dans le refrain de la Polonaise
du dernier acte. On pourrait cependant discuter sur la retenue de certains
tempi.
A la subtilité de sa direction
répond celle de la mise en scène d'Irina Brook, qui favorise
une direction d'acteurs exigeante et remarquable, mais confinant décors
et costumes dans une sobriété et un dépouillement
qui ne semblent cependant pas toujours adaptés à l'ouvrage.
La direction d'acteurs déploie
une imagination et une précision rares sur une scène d'opéra.
Chaque personnage est fortement caractérisé, jusqu'à
offrir une galerie de portraits saisissants : Olga respire l'insouciance
et la jeunesse, Oniéguine transpire d'ennui, Mme Larina irradie
une bonté délicieuse, etc. Tous sont captivants. On pourra
juste reprocher quelques facilités : Liensky se saoulant jusqu'à
plus soif lors du bal des Larina et jetant son verre à terre; Tatiana
qui embrasse Oniéguine avant de le quitter lors de la dernière
scène; l'apparition d'Oniéguine durant la scène de
la lettre de Tatiana et celle d'Olga dans l'air de Liensky avant le duel...
De même, on pourra ne pas être
d'accord avec la caractérisation, certes amusante, du personnage
de M. Triquet, magicien et loufoque (quand les metteurs en scène
cesseront-ils de ėjouerî avec ce personnage et nous le montreront-ils comme
un homme cultivé, précieux, honnête notable d'un village
provincial ?), ou avec la chorégraphie des danses du 3ème
acte, certes amusante elle aussi, mais dont le débridement est totalement
hors de propos pour un bal de la haute-société de Saint-Pétersbourg...
Plus ennuyeux, le manque de caractérisation
des lieux : Irina Brook a en effet choisi de faire évoluer tout
ce monde sur un plateau très dénudé, avec des décors
qui se résument à des panneaux mobiles et quelques accessoires.
Il émane ainsi de quelques scènes une certaine froideur,
qui peut devenir franchement gênante, comme dans la scène
de la lettre où la chambre de Tatiana ressemble presque à
une chambre d'hôpital : il me manquait personnellement une intimité,
une chaleur qu'aurait pu évoquer la présence d'une table
ou d'une petite lampe. Par ailleurs, ce tableau était beaucoup trop
éclairé : Tatiana écrit sa lettre la nuit ! du coup,
lorsque le jour se lève à la fin du tableau, les lumières
augmentent encore et cela devient grotesque. La même remarque vaut
pour la scène du duel entre Liensky et Oniéguine, qui se
passe en principe au petit jour !...
La froideur se sentait aussi dans les
costumes de Noëlle Ginefrey, volontairement privés de style,
et souvent limités à leur plus simple expression. Seul un
beau travail sur les couleurs pastel apportait un peu de variété.
Ce choix de la sobriété et du dénuement flattait certains
tableaux (le tout premier était vraiment des plus charmants et des
plus délicieux : les femmes dans le jardin et les paysans avec leurs
gerbes de blé), mais devenait aussi gênant pour d'autres.
Ainsi, la différence entre l'univers de la petite bourgeoisie des
Larina et celui de la haute société de St-Pétersbourg,
ne m'a pas semblé assez marquée... De ce fait, l'ascension
sociale de Tatiana passe relativement inaperçue : on retrouve les
mêmes costumes (les couleurs mises à part) et les mêmes
accessoires (un banc chez les Larina, le même banc au dernier tableau
: il n'y a pas de fauteuil chez les Grémine ?).
Malgré ces réserves,
on ne peut que rester séduit devant la finesse d'un travail musical
et scénique qui rend justice à l'oeuvre.
Pierre-Emmanuel Lephay