En composant Eugène Onéguine,
Tchaïkovski avait souhaité octroyer les rôles à
des chanteurs de l'âge de leur personnage. C'est presque le cas de
la distribution réunie dans la cour de l'Archevêché,
car s'il est impossible aux interprètes d'avoir réellement
l'âge d'Eugène, Tatiana, Lenski ou Olga, ils sont néanmoins
jeunes et ils ont le physique, la silhouette, la vivacité de ceux
qu'ils incarnent. Aidés par une direction d'acteur d'une finesse
et d'une justesse rares, ils ont les attitudes vraies, les gestes qui font
croire à leurs personnages.
Irina Brook s'est totalement concentrée
sur les caractères des protagonistes et sur leurs relations. Le
décor dépouillé est constitué de panneaux blancs
pour la première partie et rouge pour la seconde, quelques accessoires
: un lit, une table de banquet, un lustre, permettant de situer les lieux.
Les costumes, élégants et seyants, sont intemporels : c'est
une histoire universelle qui nous est contée, avec talent.
Nous n'entendrons pas de grandes voix,
de timbres impressionnants, de vedettes internationales, nous entendrons
les voix de l'amour, de la souffrance, de la mort : les voix du coeur.
Vladimir Moroz n'incarne pas Eugène
Onéguine, il l'est - totalement. Snobinard tête à claque
plus vrai que nature, il irradie d'un charme intense et mystérieux.
Son chant est sans faute, et il sera intéressant, et même
excitant, de comparer cette prestation avec son prochain Onéguine
l'hiver prochain au Châtelet.
Olga Guryakova chante Tatiana comme
elle respire, on ne sent aucune tension, aucune difficulté dans
le redoutable air de la lettre. Ekaterina Semenchuk est un mezzo bondissant
à qui les aigus posent toutefois problème.
Au premier abord, le timbre de Daniil
Shtoda surprend. Un peu acide, il semble grêle et fragile et on pense
que l'interprète ne tiendra pas toute la représentation.
Or, de façon tout à fait surprenante, la voix s'affermit
au fur et à mesure de la soirée, et l'air de Lenski devient
envoûtant.
Madame Larina et la vieille nourrice
ont également l'âge et le physique de leur rôle, ce
qui est bien, elles ont aussi la voix de leur âge, ce qui l'est moins.
Interpréter des personnages d'âge mur ne nécessite
pas forcément de faire appel à des chanteurs à bout
de voix, ceux qui se souviennent de la formidable prestation d'une Irina
Arkhipova au bord de la retraite à Paris il y a quelques années
comprendront ces lignes.
La direction de Daniel Harding est
au scalpel, et le Mahler Chamber Orchestra exalte toute la beauté
de la partition.
Les ballets sont exécutés
avec brio par les choristes, qui à force de travail ont atteint
un niveau comparable à celui de danseurs professionnels. Les bruits
de coulisse faisaient mention de kilos perdus pour beaucoup d'entre eux
!
Catherine Scholler