C O N C E R T S 
 
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PARIS
27/03/03

(Vladimir Chernov)
EUGENE ONEGUINE (1879)

PIOTR ILYITCH TCHAIKOVSKI (1840 - 1893)

Scènes Lyriques en trois actes et sept tableaux 
Livret du compositeur et de Constantin Chilovski
d'après le poème d'Alexandre Pouchkine
 

Direction Musicale : Vladimir Jurowski
Mise en scène : Willy Decker
Réalisée par : Christoph Lehnert
Décors et Costumes : Wolfgang Gussmann
Chorégraphie : Athol Farmer
Réalisée par Christian Mesnier
Lumières : Hans Toelstede
Responsable des Etudes Musicales : Yelena Kurdina

Chef des Choeurs : Peter Burian

DISTRIBUTION

Madame Larina : Alexandrina Miltcheva
Tatiana : Olga Guryakova
Olga : Marina Domachenko
Filipievna : Irina Tchistiakova
Eugène Onéguine : Vladimir Chernov
Lenski : Piotr Beczala
Le Prince Grémine : Gleb Nikolsky
Monsieur Triquet : Michel Sénéchal
Le Lieutenant : Armando Noguera
Zaretski : Yuri Kissin
Monsieur Guillot : Maurizio Arena

Orchestre et Choeurs de l'Opéra National de Paris

Paris, OPERA BASTILLE
Représentation du 27 mars 2003


"LE BONHEUR ÉTAIT SI PROCHE..."
(Tatiana au dernier acte d'Eugène Onéguine)
 

Après la très contestable production d'Aix en Provence l'été dernier et celle, assez peu inspirée, programmée en début d'année par le Châtelet dans le cadre de la Saison Russe, la reprise à Bastille d'une production de 1995 (redonnée une première fois déjà en 1998) est une heureuse surprise et se révèle de loin la plus réussie de toutes. 

Il est vrai que cette fois, à l'exception de Piotr Beczala (polonais) et d'Alexandrina Miltcheva (bulgare), les protagonistes sont russes, y compris le chef. La mise en scène de Willy Decker qui, il y a huit ans, avait beaucoup surpris, voire déplu par son dépouillement, s'impose aujourd'hui comme une des plus "évidentes" par rapport à l'oeuvre et aux intentions du compositeur. En effet, ce dernier souhaitait que son drame intimiste, intitulé d'ailleurs "scènes lyriques", soit représenté avec de modestes moyens, la vérité intérieure des personnages important infiniment plus que leur cadre de vie, et l'action de son opéra se situant plus dans leurs âmes et dans leurs coeurs que dans leur environnement quotidien..

C'est cette idée d'espace imaginaire et mental que l'on retrouve sur l'immense plateau de Bastille, avec ce décor unique où seuls les accessoires et les éclairages indiquent le lieu de l'action : le canapé du début pour la conversation, les chaises renversées concrétisant la discorde entre Lensky et Onéguine et la fin de l'harmonie, l'immense lustre du bal chez le Prince Grémine, symbolisant le luxe et la magnificence, mais aussi l'écrasement des individus et de leur désirs au nom de la morale sociale et conjugale.

Ce décor "pictural", quasiment abstrait, possède une ductilité incroyable. Pendant la scène de la lettre, le fond, courbe comme le bord de la terre, montre dans le lointain la chatoyance pâle de la nuit, les blés inclinés sous la lune, prisme où se cristallisent les lueurs de l'aube et aussi les rêves et les attentes de l'héroïne. Dans ce cadre épuré, tout fait sens, les objets, la lumière : la scène devient salle de bal et change à vue, pareille à l'imaginaire lorsque il est coloré par divers sentiments, comme si la subjectivité elle-même créait le décor et non l'inverse. Pendant le duel, il vire au gris sinistre, blanchâtre, se muant en une neige sale où la mort et le déshonneur prendront fatalement place.

La mise en scène de Willy Decker fourmille d'idées passionnantes et elle remet, par sa sobriété, l'admirable partition de Tchaikovsky au premier plan, ce dont personne ne se plaindra, quand on sait à quelles dérives se livrent, par les temps qui courent, certains metteurs en scène.

Il y avait longtemps qu'on n'avait entendu cet opéra dirigé avec une telle intelligence et un tel lyrisme. Malgré, le soir de la première, quelques légers décalages avec les choeurs, sans doute rectifiés au cours des représentations suivantes, force est de reconnaître qu'on tient là une lecture lumineuse, à la fois ardente et raffinée, fruit du magnifique travail de Vladimir Jurowski à la tête d'un orchestre de l'Opéra transfiguré comme il peut l'être dans ses grands moments. Le chef russe fut d'ailleurs un des grands triomphateurs de la soirée et on peut le remercier, d'une part, d'avoir tant respecté les chanteurs en leur apportant à la fois soutien et liberté et, d'autre part, d'avoir fait entendre, dans une salle aussi vaste et "difficile" que celle de Bastille, la délicate entrée de tous les instruments et la vibrante pulsation de cette oeuvre romantique, exaltée, passionnée, mais retenue, haletante parfois comme un coeur qui bat.

L'autre grande triomphatrice de la soirée est la magnifique Olga Guryakova, déjà remarquée à Garnier dans le rôle de Paracha dans Mavra en 2001 (Hommage à Boris Kochno). Cette jeune soprano au timbre rond, fruité, nourri, à la voix puissante, bien projetée et richement colorée, a fait bien du chemin depuis et s'affirme comme une des meilleures interprètes actuelles du rôle, si ce n'est la meilleure, digne, sans doute, de succéder à Galina Vichnievskaia. Elle peut enfin, contrairement à Aix où elle était gênée par une mise en scène très simpliste et une direction d'orchestre assez insipide, exprimer tout le lyrisme et la fragilité de Tatiana.

Au départ, c'était Simon Keenlyside qui devait chanter Onéguine et on pouvait attendre beaucoup de l'interprétation de ce baryton atypique, profondément raffiné et imaginatif. Première annulation : Keenlyside ne fit plus partie de la distribution et fut remplacé par Wladimir Chernov pour toute la série. Cet artiste vocalement irréprochable livra cependant du personnage une interprétation assez conventionnelle et même un peu "brute de décoffrage", à mille lieues des subtilités et du raffinement de Keenlyside, mais aussi de l'incarnation enfiévrée, physique, voire presque "animale" qu'en avait donné Dmitri Dvorotovsky au Châtelet en 1991.

Doté d'une jolie voix un peu serrée, sans doute en raison du trac, le Lenski bien chantant de Piotr Beczala manqua d'intensité et d'intériorité. Il est clair que dans ce rôle Neil Schicoff demeure, à ce jour, insurpassable avec son engagement hors du commun, son désespoir , sa folie et son émouvant "adieu à la vie" précédant le duel qui avaient déchaîné l'enthousiasme du public à Garnier en 1982, avec Vichnievskaia en Tatiana et Rostropovitch au pupitre, et en 1991 au Châtelet, avec Dvorotovsky en Onéguine, Nuccia Focile en Tatiana et Semyon Bychkov à la tête de l'Orchestre de Paris. Beczala n'est que bon là où Schicoff plongeait dans des abîmes métaphysiques et poétiques inouïs.

Malgré une voix un peu trop sombre et engorgée, Mariana Domaschenko fut une touchante Olga. Alexandrina Miltcheva en Madame Larina et Irina Tchistiakova en nourrice complétèrent ce quatuor féminin de belle qualité.

On peut sans doute regretter, à la suite d'une autre annulation, de ne pas avoir entendu Kurt Moll en Grémine. Son remplaçant, Gleb Nikolsky, au demeurant fort honorable, ne donna cependant pas à entendre ce qui bouleverse tant chez le Prince : sa profonde humanité, sa bonté et son amour pour Tatiana.

Le reste de la distribution n'appela aucun reproche et il faut garder pour la bonne bouche le Monsieur Triquet haut en couleurs du vaillant Michel Sénéchal.

Une belle soirée, vraiment, à laquelle il manqua les Keenlyside et Moll initialement prévus et un Schicoff appelé de nos voeux, pour tenir une version quasiment idéale...

Le bonheur était si proche...
 
 

Juliette Buch
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