"LE
BONHEUR ÉTAIT SI PROCHE..."
(Tatiana au dernier acte d'Eugène
Onéguine)
Après la très contestable
production d'Aix en Provence l'été dernier et celle,
assez peu inspirée, programmée en début d'année
par le Châtelet dans le cadre de la Saison Russe, la reprise à
Bastille d'une production de 1995 (redonnée une première
fois déjà en 1998) est une heureuse surprise et se révèle
de loin la plus réussie de toutes.
Il est vrai que cette fois, à
l'exception de Piotr Beczala (polonais) et d'Alexandrina Miltcheva (bulgare),
les protagonistes sont russes, y compris le chef. La mise en scène
de Willy Decker qui, il y a huit ans, avait beaucoup surpris, voire déplu
par son dépouillement, s'impose aujourd'hui comme une des plus "évidentes"
par rapport à l'oeuvre et aux intentions du compositeur. En effet,
ce dernier souhaitait que son drame intimiste, intitulé d'ailleurs
"scènes lyriques", soit représenté avec de modestes
moyens, la vérité intérieure des personnages important
infiniment plus que leur cadre de vie, et l'action de son opéra
se situant plus dans leurs âmes et dans leurs coeurs que dans leur
environnement quotidien..
C'est cette idée d'espace imaginaire
et mental que l'on retrouve sur l'immense plateau de Bastille, avec ce
décor unique où seuls les accessoires et les éclairages
indiquent le lieu de l'action : le canapé du début pour la
conversation, les chaises renversées concrétisant la discorde
entre Lensky et Onéguine et la fin de l'harmonie, l'immense lustre
du bal chez le Prince Grémine, symbolisant le luxe et la magnificence,
mais aussi l'écrasement des individus et de leur désirs au
nom de la morale sociale et conjugale.
Ce décor "pictural", quasiment
abstrait, possède une ductilité incroyable. Pendant la scène
de la lettre, le fond, courbe comme le bord de la terre, montre dans le
lointain la chatoyance pâle de la nuit, les blés inclinés
sous la lune, prisme où se cristallisent les lueurs de l'aube et
aussi les rêves et les attentes de l'héroïne. Dans ce
cadre épuré, tout fait sens, les objets, la lumière
: la scène devient salle de bal et change à vue, pareille
à l'imaginaire lorsque il est coloré par divers sentiments,
comme si la subjectivité elle-même créait le décor
et non l'inverse. Pendant le duel, il vire au gris sinistre, blanchâtre,
se muant en une neige sale où la mort et le déshonneur prendront
fatalement place.
La mise en scène de Willy Decker
fourmille d'idées passionnantes et elle remet, par sa sobriété,
l'admirable partition de Tchaikovsky au premier plan, ce dont personne
ne se plaindra, quand on sait à quelles dérives se livrent,
par les temps qui courent, certains metteurs en scène.
Il y avait longtemps qu'on n'avait
entendu cet opéra dirigé avec une telle intelligence et un
tel lyrisme. Malgré, le soir de la première, quelques légers
décalages avec les choeurs, sans doute rectifiés au cours
des représentations suivantes, force est de reconnaître qu'on
tient là une lecture lumineuse, à la fois ardente et raffinée,
fruit du magnifique travail de Vladimir Jurowski à la tête
d'un orchestre de l'Opéra transfiguré comme il peut l'être
dans ses grands moments. Le chef russe fut d'ailleurs un des grands triomphateurs
de la soirée et on peut le remercier, d'une part, d'avoir tant respecté
les chanteurs en leur apportant à la fois soutien et liberté
et, d'autre part, d'avoir fait entendre, dans une salle aussi vaste et
"difficile" que celle de Bastille, la délicate entrée de
tous les instruments et la vibrante pulsation de cette oeuvre romantique,
exaltée, passionnée, mais retenue, haletante parfois comme
un coeur qui bat.
L'autre grande triomphatrice de la
soirée est la magnifique Olga Guryakova, déjà remarquée
à Garnier dans le rôle de Paracha dans Mavra en 2001
(Hommage à Boris Kochno). Cette jeune soprano au timbre rond, fruité,
nourri, à la voix puissante, bien projetée et richement colorée,
a fait bien du chemin depuis et s'affirme comme une des meilleures interprètes
actuelles du rôle, si ce n'est la meilleure, digne, sans doute, de
succéder à Galina Vichnievskaia. Elle peut enfin, contrairement
à Aix où elle était gênée par une mise
en scène très simpliste et une direction d'orchestre assez
insipide, exprimer tout le lyrisme et la fragilité de Tatiana.
Au départ, c'était Simon
Keenlyside qui devait chanter Onéguine et on pouvait attendre beaucoup
de l'interprétation de ce baryton atypique, profondément
raffiné et imaginatif. Première annulation : Keenlyside ne
fit plus partie de la distribution et fut remplacé par Wladimir
Chernov pour toute la série. Cet artiste vocalement irréprochable
livra cependant du personnage une interprétation assez conventionnelle
et même un peu "brute de décoffrage", à mille lieues
des subtilités et du raffinement de Keenlyside, mais aussi de l'incarnation
enfiévrée, physique, voire presque "animale" qu'en avait
donné Dmitri Dvorotovsky au Châtelet en 1991.
Doté d'une jolie voix un peu
serrée, sans doute en raison du trac, le Lenski bien chantant de
Piotr Beczala manqua d'intensité et d'intériorité.
Il est clair que dans ce rôle Neil Schicoff demeure, à ce
jour, insurpassable avec son engagement hors du commun, son désespoir
, sa folie et son émouvant "adieu à la vie" précédant
le duel qui avaient déchaîné l'enthousiasme du public
à Garnier en 1982, avec Vichnievskaia en Tatiana et Rostropovitch
au pupitre, et en 1991 au Châtelet, avec Dvorotovsky en Onéguine,
Nuccia Focile en Tatiana et Semyon Bychkov à la tête de l'Orchestre
de Paris. Beczala n'est que bon là où Schicoff plongeait
dans des abîmes métaphysiques et poétiques inouïs.
Malgré une voix un peu trop
sombre et engorgée, Mariana Domaschenko fut une touchante Olga.
Alexandrina Miltcheva en Madame Larina et Irina Tchistiakova en nourrice
complétèrent ce quatuor féminin de belle qualité.
On peut sans doute regretter, à
la suite d'une autre annulation, de ne pas avoir entendu Kurt Moll en Grémine.
Son remplaçant, Gleb Nikolsky, au demeurant fort honorable, ne donna
cependant pas à entendre ce qui bouleverse tant chez le Prince :
sa profonde humanité, sa bonté et son amour pour Tatiana.
Le reste de la distribution n'appela
aucun reproche et il faut garder pour la bonne bouche le Monsieur Triquet
haut en couleurs du vaillant Michel Sénéchal.
Une belle soirée, vraiment,
à laquelle il manqua les Keenlyside et Moll initialement prévus
et un Schicoff appelé de nos voeux, pour tenir une version quasiment
idéale...
Le bonheur était si proche...
Juliette Buch