1830, fiction: Eugène
Oniéguine, au lieu de tenir compagnie à Tatiana, courtise
la soeur de celle-ci, Olga. Liensky, ami d'Oniéguine, et promis
à Olga, est furieux. Il provoque Oniéguine en duel. Le duel
a lieu en plein hiver. Liensky est tué.
1837, réalité:
Charles Georges d'Anthès, marié à Catherine Gontcharoff,
courtise la soeur de celle-ci, Nathalie. Pouchkine, mari de Nathalie, provoque
d'Anthès en duel. Le duel a lieu en hiver. Pouchkine est tué.
On connaît cette stupéfiante
coïncidence, cette étrange prémonition de Pouchkine
qui lui a fait mettre en scène sa propre mort dans ce qui est considéré
comme son chef-d'oeuvre.Ce que l'on sait peut-être moins, c'est que
ce fameux Charles Georges d'Anthès était originaire de...
Colmar !
Parti s'engager en Russie,
il gravit les échelons de la haute société, et devint
donc le beau-frère de Pouchkine. Après le duel avec le poète,
d'Anthès rentra en Alsace et devint député sous Napoléon
III, puis sénateur et président du conseil général
du Haut-Rhin à Colmar. Il y avait donc quelque chose d'émouvant
à assister à une représentation d'Eugène
Oniéguine dans cette même ville.
Il s'agissait d'une nouvelle
production de l'Opéra du Rhin, qui constitue, disons-le d'emblée,
une très belle réussite, tant esthétique que musicale.
Pourtant, tout n'est pas parfait dans ce spectacle, mais il en émane
une telle unité, un tel "charme", que l'on en ressort absolument
enthousiasmé.
La mise en scène,
tout d'abord, est très riche et d'une finesse tout à fait
remarquable. Juste au dessus de l'orchestre, une étroite avant-scène,
penchant vers le public, sur laquelle nous retrouvons régulièrement
un sombre Oniéguine en train d'écrire le journal des événements
qui ont suivi sa venue dans la maison des Larina. Oui, tout l'opéra
sera un immense flash-back dont Oniéguine observe le déroulement
depuis cette avant-scène. Derrière celle-ci, un grand cube,
lui aussi incliné, avec d'immenses portes de chaque côté,
tandis que le fond s'ouvre sur une petite colline, où est posé
un banc, incliné, le tout se découpant sur un magnifique
ciel ennuagé. Un décor tel qu'on peut les voir dans un rêve
: des éléments familiers, mais surdimensionnés, qui
ne s'emboîtent pas bien, le décor d'un de ces rêves
où tout est étrange, où l'on se voit, où l'on
aimerait intervenir mais où l'on ne peut pas, et où l'on
se contente de subir les événements. C'est exactement ce
que vit Oniéguine: un rêve, un mauvais rêve, qu'il aimerait
arrêter à tout moment, pour empêcher la catastrophe,
les catastrophes...
Ces multiples éléments
sur le point de tomber symbolisent alors à merveille le malaise
suscité par les événements, mais aussi celui d'Oniéguine,
qui, sous des apparences de dandy sûr de lui, n'est finalement qu'un
pauvre bougre, qui ne sait pas quoi faire de sa vie. On peut également
voir dans ce cube, quelque peu étouffant, la métaphore d'une
prison pour les deux personnages principaux : pour Tatiana, prisonnière
de sa famille et des traditions de la petite bourgeoisie provinciale, et
pour Oniéguine, lequel cherche sans cesse à s'échapper,
sans y réussir (le salon des Larina est pratiquement le même
que le salon des Grémine), l'ennui le poursuivant où qu'il
aille, l'échappée vers la colline représentant alors
l'espoir d'une vie meilleure, à ceci près que le corps de
Liensky, posé sur le banc qui cache l'horizon, reste présent
durant les deux derniers tableaux, comme pour illustrer le remords d'Oniéguine...
Les possibilités
d'occupation de l'espace qu'offrent un tel décor sont exploitées
de manière magistrale par Marco Arturo Marelli, qui fait évoluer
les personnages d'un bout à l'autre de la scène, et qui sait
aussi mettre en valeur son très beau décor par de superbes
éclairages, évoluant de tons chauds (orangés, pour
l'automne) à des tons froids (blanc, bleu, pour l'hiver). Les costumes
suivent la même évolution : colorés et variés
dans le premier acte, ils finissent en noir et blanc, pratiquement tous
identiques, au troisième acte.
La qualité de la
mise en scène ne repose pas seulement sur cette scénographie
fascinante, mais aussi sur une direction d'acteurs des plus fines et des
plus sensibles. Chaque personnage est remarquablement caractérisé
par des mimiques et des attitudes bien à lui. Le travail sur les
expressions de visage, notamment chez Tatiana, est extraordinaire. A noter
encore la présence d'enfants chez les Larina qui jouent un rôle
non négligeable. C'est le petit fils de la niania qui, hésitant
et craintif devant l'étranger, va porter la lettre de Tatiana à
Oniéguine, ce sont encore les enfants qui illuminent le bal des
Larina, tout excités qu'ils sont de voir tant de monde, d'écouter
M.Triquet chanter en français, de danser avec les grands... On y
voit la niania guider son petit-fils, le priant d'inviter à danser
une des deux petites filles présentes au bal. Mais le jeune garçon
se tourne vers l'autre, au grand désespoir de la première
qui se met à pleurer sur sa chaise, puis, finalement invitée
à danser par le garçon, elle se collera alors contre son
partenaire...! Ce sont de petits détails comme ceux-là, touchants,
"vrais", qui font le prix d'une mise en scène et montrent le degré
de son élaboration: ces petits auraient pu être Liensky et
Olga enfants car ils se sont justement rencontrés dans cette maison,
"sous
ce toit, j'ai connu la première joie d'un amour chaste et tendre"
dit Liensky au deuxième acte, c'est aussi ce qu'aurait voulu vivre
Tatiana avec Oniéguine...
(crédit photo Alain Kaiser)
Curieusement, on trouvera
des similitudes entre cette mise en scène et celle d'Irina Brook
au dernier festival d'Aix-en-Provence (voir notre
compte-rendu de cette production). Ainsi, M. Triquet sortira lui aussi
des fleurs de sa manche, et Tatiana embrassera elle aussi Oniéguine
au dernier tableau avant de fuir... Pourtant, si, à Aix, cela nous
avait semblé un peu outré, ici, nous ne sommes pas choqués.
Ces "événements" s'inscrivent dans un autre cadre, un cadre
qui les englobe de manière plus naturelle : M. Triquet est bien
cet homme d'un autre temps, avec son costume XVIII ème démodé,
et le jeu de Tatiana est si intense dans ce dernier tableau, que son baiser
paraît logique...
Ce qu'a parfaitement réussi
à traduire Marco Arturo Marelli, contrairement à Irina Brook,
c'est l'opposition entre l'univers de la petite bourgeoisie provinciale
des Larina et celui de la noblesse de St-Pétersbourg. Ainsi, le
bal des Larina est coloré, joyeux, désordonné, dissipé
même, il a aussi ce côté ridicule contre lequel peste
Oniéguine (tous les invités portent des masques d'animaux
en effet grotesques !), tandis que le bal chez les Grémine sera
tout en noir et blanc, avec une chorégraphie (sur la Polonaise initiale
du IIIème acte) économe et pourtant des plus fortes, exprimant
à merveille le côté guindé des conventions de
cette aristocratie triomphante. Les invités de Grémine auront
eux aussi des masques, mais blancs, identiques et qui les confondent. Les
personnalités sont éteintes, seule l'apparence compte. Et
Grémine n'est pas le moins fier de son apparence, avec son bras
en écharpe, et sa femme, radieuse, faisant l'admiration de tous.
Au milieu de toutes ces images
justes et fortes (je n'ai pas parlé du personnage de Liensky au
premier acte, sautillant comme un collégien amoureux, offrant des
fleurs en douce à son Olga, de la niania vivante et tendre, loin
de l'image traditionnelle associée à ce personnage, d'Oniéguine
soufflant d'ennui durant les couplets de M. Triquet...), je regrette malgré
tout quelques choix, notamment celui du duel. Liensky et Oniéguine
se font face, visent, puis baissent leur pistolet, se mettent à
rire, et tombent dans les bras l'un de l'autre, pourtant Oniéguine
tient toujours son pistolet, Liensky veut lui enlever des mains, le coup
part et Liensky est touché. Pourquoi faire changer d'avis les personnages
alors que, justement, l'extraordinaire duo en canon, précédant
le duel lui même, montrait les états d'âme changeants
des jeunes gens: "il n'y a guère longtemps, nous partagions nos
pensées, nos joies, nos loisirs, nous voilà prêts à
nous entre-tuer, n'allons-nous pas nous réconcilier, nous étreindre
amicalement ? non, non." ? Ici, Marco Arturo Marelli répète
ces états d'âme, l'effet de redondance est gênant. Par
ailleurs, la musique, tendue, ne colle pas à l'action choisie.
En outre, l'arrivée
de Tatiana pendant ce duel est incongrue et n'apporte rien. De même
pour la fin du tableau : le corps de Liensky est déposé sur
le banc en fond de scène, et le IIIème acte commence aussitôt,
sans rideau. On a ainsi l'impression que le bal des Grémine se passe
le soir même du duel, alors qu'il s'est écoulé deux
années... Le plus gênant, c'est que le metteur en scène
transforme la mort de Liensky en accident. Certes, le remords et la désolation
d'Oniéguine sont ainsi accentués, mais le simple fait d'avoir
tué son meilleur ami, pour une broutille, ne suffisait-il pas à
son désespoir ?
Ce ne sont finalement que
peu de choses en regard de l'excellence et de la pertinence de l'ensemble.
Musicalement, la cohésion
de l'équipe des chanteurs est remarquable. Dramatiquement, il faut
souligner le fait que presque tous ont - apparemment, du moins -
l'âge de leur rôle. A commencer par Galina Badikovskaya qui,
à 30 ans, incarne une magnifique Tatiana. La voix est très
belle, superbement conduite et maîtrisée, le chant, tout en
finesse avec, notamment, de remarquables demi-teintes, est prenant et intense.
Seuls bémols, le
grave est un peu léger, et les aigus manquent un peu d'autorité,
surtout au dernier tableau. Ces quelques réserves sur la chanteuse
sont très largement compensées par les immenses qualités
de la comédienne. Galina Badikovskaya habite son personnage de telle
manière qu'on a l'impression de voir la "vraie" Tatiana sur scène,
comme sortie de la plume de Pouchkine (dont on possède quelques
savoureux croquis !).
Son Oniéguine, Vladimir
Petrov, offre une fort belle voix de baryton, un chant très fin,
osant lui aussi de superbes demi-teintes, notamment dans le court duo du
dernier tableau (un somptueux fa aigu pianissimo), moment
magique.
Le ténor Andrej Dounaev
avait enthousiasmé la saison passée dans Le Prince Igor.
Il faut avouer la légère déception que procure son
Liensky. La voix semble trop légère pour ce rôle, et
l'aigu pas assez développé, il lui manque une autorité,
une puissance qui donneraient plus de relief. Mais les qualités
de l'interprète tempèrent cette déception. Tout est
très intelligemment fait, le chant est très propre et le
comédien excellent.
L'Olga de Nona Javakhidze
est plus transparente, rien ne marque dans la voix (qui manque cependant
de graves) et le chant. Mais après tout, le personnage s'en accommode
parfaitement bien. Olga est une fille sans grand relief, ce que remarque
tout de suite Oniéguine: "Olga a un visage inerte, on dirait
la Madone de Van Dyck, toute ronde, comme la lune stupide qui luit sur
l'absurde firmament". Nona Javakhidze, avec en outre ses qualités
de comédienne, campe donc une très bonne Olga.
Mme Larina a souvent les
traits d'une personne âgée et la niania se voit incarnée
par une femme tout en rondeurs. La vision de Marco Arturo Marelli est différente,
et les chanteuses choisies sont idoines. Elena Iachtchenko a une voix puissante
et impose une Mme Larina à la cinquantaine épanouie. Quant
à Nelly Boschkova, elle est parfaite en niania, petite et fine,
très protectrice et tendre tant avec Tatiana qu'avec son petit-fils.
Le Grémine de Feodor
Kuznetsov affiche une agréable voix de basse tandis que Leonard
Pezzino ne caricature pas à outrance le personnage de M. Triquet,
ils séduisent tous deux, sans être inoubliables.
Les choeurs sont brillants,
mais on leur a coupé une grande partie de leur superbe intervention
au premier tableau, nous allons y revenir.
L'Orchestre Symphonique
de Mulhouse, malgré de louables efforts, ne convainc pas totalement,
notamment dans les solos (difficile solo de violoncelle après la
scène de la lettre, cor solide, mais timide de son...).
Reste la direction de Dejan
Sevic, qui nous partage. D'un côté, une grande finesse dans
la direction, soulignant l'aspect "opéra de chambre" (l'orchestre
est peu fourni) ainsi qu'une efficacité dramatique certaine; de
l'autre, une coupure substantielle dans la partition...
Si chef et metteur en scène
se défendent d'avoir choisi la "version de 1879" (année de
la création à Moscou), ce qui justifie l'absence de Polonaise
dans le bal du troisième acte (effectivement ajoutée par
Tchaïkowsky en 1880), la coupure opérée dans le premier
tableau de l'acte I, me semble des plus
suspectes. Il s'agit du
choeur des paysans. Certes, nous entendons ceux-ci chanter depuis les coulisses,
mais ils n'entrent pas en scène pour présenter une gerbe
de blé à Mme Larina, ils ne chantent et ne dansent pas leur
petit couplet entraînant. C'est un manque cruel, qui rend bancale
toute la suite de cette scène (la bonne humeur des paysans se communique
à Olga, qui chante alors son unique air), voire nécessite
des aménagements dans la partition : après l'air d'Olga,
Mme Larina remercie, en principe, les paysans qui se retirent tandis que
l'orchestre rappelle le motif de leur danse. Ici, Mme Larina ne les remercie
pas, puisqu'ils ne sont pas entrés sur scène, mais nous entendons,
malgré tout, le petit motif qui leur est associé et dont
on se demande ce qu'il vient faire là...
Par ailleurs, si la ìversionî
de 1879 avait été choisie dans son intégralité,
nous aurions eu un final légèrement différent. Ce
n'est en effet qu'en 1880 que Tchaïkowsky opère de menus changements
dans le face-à-face Eugène-Tatiana qui, à líorigine,
se terminait par l'évanouissement de Tatiana, l'entrée inopinée
de Grémine; les derniers mots d'Oniéguine étaient
"O
mort! Je m'en vais à ta recherche". Après les modifications,
Tatiana dit à Oniéguine "Adieu à jamais", elle se
retire, laissant seul Oniéguine dont les derniers mots sont devenus
"Honte!
Tristesse! O mon lamentable sort".
Il n'est donc pas tout à
fait juste de parler de "version de 1879" sans la reconstitution de ce
premier final, et de recourir à cet argument pour justifier une
coupure aussi discutable au premier acte.
Autre irrespect de la partition,
certes léger, mais significatif: au troisième tableau du
premier acte, dans l'air d'Oniéguine (où ce dernier annonce
à Tatiana qu'il ne souhaite pas une vie conjugale), Vladimir Petrov
termine par un fa aigu, qui n'est pas écrit dans la partition.
L'effet est tentant, mais va, à mon avis, complètement à
l'encontre de la personnalité d'Oniéguine. L'aspect froid
et indifférent du personnage ne peut aller de pair avec un chant
extraverti et tendu vers l'aigu (d'ailleurs cet air, anti-lyrique, est
d'une "banalité" géniale).
Malgré ces réserves,
l'Opéra du Rhin a su, comme souvent, rassembler une troupe homogène,
et a réussi un spectacle beau et intelligent.
Pierre-Emmanuel Lephay