Un à-peu-près d'Otello
Beaucoup d'opéras de Verdi
s'accommodent de quelques bons chanteurs ou d'une bonne mise en scène
pour les voir s'enfermer dans la tiède définition de "bon
spectacle".
Otello ne se contente pas de ce "pas mal" si souvent
montré dans nos théâtres lyriques. Sans un orchestre
explosant dans les excès sonores, sans une direction musicale s'intéressant
plus à la prosodie qu'à la partition, sans une direction
d'acteurs démesurée, sans le flamboiement et le contraste
des lumières, Otello perd de sa puissance dramatique. Dans
cette histoire sans grand relief, triste petite intrigue de pouvoir sur
fond de mouchoir dérobé, le stratagème ne méritant
même pas qu'on en fasse un opéra sans ces ingrédients
de violence poussés à l'extrême, l'ennui gagne le spectateur.
Le disque, le film, les retransmissions télévisuelles ont
formé le spectateur aux références. Si comparaison
n'est pas raison, l'exceptionnel doit supplanter la référence,
sinon celle-ci revient au galop. En l'occurrence, vingt ans de mémoire
du Grand-Théâtre de Genève. Nul doute que les spectateurs
qui assistaient à la première se souvenaient de l'Otello
de 1980 avec un Carlo Cossutta, un Piero Cappuccilli et une Margaret Price
enflammant la scène de Neuve avec ce même Orchestre de la
Suisse Romande sous la baguette de Georges Prêtre.
Dès lors, que dire de cette
"nouvelle" production genevoise ? Principalement qu'une direction d'orchestre
terne affaiblit tout le spectacle. Enfermé dans une énigmatique
rigidité, Pinchas Steinberg semble se défendre d'être
emporté par ce que la musique souligne du texte. Tout est précis
mais l'âme manque. Hormis les quelques rares éclairs de lyrisme
qu'il laisse apparaître dans les romances de Desdémone, c'est
la froideur contenue qui s'impose dans sa musique. A décharge du
chef américain, admettons que le non-spectacle des lumières
(David Finn), du décor et des costumes (John Macfarlane) ne pouvaient
guère stimuler son inspiration.
Un inexplicable plan incliné
bordé de deux parois se refermant sur le fond de scène sert
d'unique champ au déroulement de l'intrigue. Sans autre échappatoire
scénique, les mouvements se limitent à des avancées
et des reculades. Une essentialité de mise en scène et de
scénographie qui se justifierait si la direction d'acteurs prenait
le relais. Malheureusement, il n'en est rien. Au contraire, on s'avance
vers la caricature, voire le ridicule. Ainsi le choeur, admirable sur le
plan vocal, engoncé dans des costumes de garçons-pâtissiers
aux visages enfarinés, entre et sort par le goulet du fond de scène
dans de gentilles bousculades de théâtres de province. Quant
aux protagonistes, chacun y va des quelques gestes élémentaires
que lui suggère le texte. Ainsi, Desdémone, souvent agenouillée,
supplie la clémence d'un Otello se roulant à terre avec des
soubresauts d'empoisonné à l'agonie tels qu'on les montrait
au temps du cinéma muet, pendant que Iago, appuyé nonchalamment
contre l'une ou l'autre des parois, semble contempler le désastre
qui s'organise. Ce n'est pas le ballet de trois figurines de la Commedia
dell'Arte qui amènera un quelconque éclairage à l'intrigue.
Reste le chant. Habitué aux
grandes scènes de plein air, Vladimir Galouzine (Otello) remplit
sans difficulté l'espace du Grand-Théâtre de Genève.
Considéré comme le meilleur Otello du moment, le ténor
russe se promène sur tout le spectre du rôle projetant avec
une désinvolture incroyable les aigus d'une partition homicide.
Malheureusement, cette voix immense manque quelque peu d'intériorité.
Comme on aurait aimé un plus tendre Già nella notte densa
du premier acte. Mais, dès qu'elle se fait moins puissante, la voix
de Vladimir Galouzine perd en justesse. Alors, le ténor reprend
son impressionnante émission au détriment de la musicalité.
Le baryton italien Marzio Giossi (Iago) se sort plutôt bien de cette
prise de rôle (après celle admirablement réussie de
Renato dans Un Ballo in Maschera
à Avignon). Souffrant de la rigidité de la direction d'orchestre,
il reste cependant souvent en dedans de son personnage. Le Credo
de Iago manque alors singulièrement de la hargne et du désespoir
qui caractérisent sa condition de vil traître. Il faudra attendre
les interventions de Serena Farnocchia (Desdemona) pour qu'un vent de fraîcheur
passe parmi les fauteuils du théâtre. Artistiquement parfaite,
bouleversante de sincérité, retenue, menant son personnage
de pureté au bord de la voix blanche, la soprano italienne module
son instrument vocal dans la plus parfaite intelligence du texte. On ne
se lasse pas de ses admirables pianissimi qui ne l'empêchent
pas de projeter la clarté et la puissance sans stridences d'une
des plus belles voix entendues sur la scène genevoise.
Reste que cet Otello conçu
dans l'à-peu-près, tant du point de vue musical que scénique
(du moins dans son "remontage" genevois) se solde par un rendez-vous manqué
avec une oeuvre qu'on espérait dans l'excellence de la fureur, de
l'exaltation et de la démesure shakespearienne et verdienne.
Jacques SCHMITT