L'univers scientifico-fantaisiste
de Jules Verne ne pouvait que tenter Offenbach qui composa dès 1875
un Voyage dans la lune largement inspiré de De la terre
à la lune, au grand dam du romancier qui n'était pas
partie prenante du projetÖ Lorsque, l'année suivante, le compositeur
choisit de mettre en musique la nouvelle Une fantaisie du Docteur Ox,
c'est avec cette fois-ci l'aval (et l'intéressement financier !)
de l'écrivain.
En la bonne ville flamande de Quiquendonne,
dont les habitants sont un peu plus que flegmatiques, tout va très
doucement : les parties d'échecs durent au moins deux ans, les fiançailles
plus longtemps encoreÖ Génial inventeur du gaz oxy-hydrique, le
Docteur Ox, un savant danois de passage, convoite la main de la fille du
bourgmestre Van Tricasse. Pour hâter le mariage, il a décidé,
sous couvert de moderniser l'éclairage de la ville, de soumettre
les Quiquendonniens aux effets excitants de son gaz. Afin d'étoffer
l'intrigue, les librettistes ont créé le personnage de Prascovia,
princesse de Transcaucasie ; jadis abandonnée par Ox le jour même
de leurs noces et soucieuse de faire valoir ses droits, elle s'est introduite
dans la ville escortée d'une troupe de faux Bohémiens et
va tout mettre en úuvre pour faire échouer l'expérienceÖ
Après avoir monté Barbe-Bleue
il y a deux ans et Geneviève de Brabant l'an dernier (déjà
à l'Athénée), la jeune compagnie Les Brigands
(en bonne partie composée de chanteurs issus de l'équipe
Minkowski) poursuit avec ce Docteur Ox son exploration des opéras-bouffes
méconnus d'Offenbach. Cette résurrection se révèle
en tout point justifiée : comme bien d'autres ouvrages du maître
peu ou jamais rejoués depuis leur création, celui-ci mériterait
amplement d'être enregistré et d'entrer au répertoire
courant. Si la donnée dramatique est un peu mince, les trois actes
et six tableaux se révèlent parfaitement équilibrés,
les personnages sont bien typés et les rimes cocasses abondent.
Quant à la musique, le critique Savigny(1)
écrit au lendemain de la première : "C'est toujours cette
verve de M. Offenbach qui se donne depuis tant d'années sans s'épuiser.
J'entends quelquefois reprocher à ce compositeur de se ressembler
à lui-même. Il ne se modifie pas, dit-on. A moins de devenir
ennuyeux, que voulez-vous qu'il fasse ? Il conserve toujours son accent
à lui, comme les bons crus gardent toujours leur goût".
Certes, le style habituel d'Offenbach est bien là, toujours aussi
efficace (rythmes piquants, base harmonique simple corsée par les
chromatismes charmeurs et les sauts d'intervalles sensuels des lignes vocales).
A ce stade de la carrière du musicien, une partie de la critique
espérait peut-être davantage d'élaboration formelle
: on peut regretter la prédominance des airs à couplets (un
seul rondeau), et l'absence de morceaux d'ensemble en dehors des finales
et de deux brefs duos de coupe simple et identique. Mais on n'en remarque
pas moins dans cette partition de la maturité quelques trouvailles
d'écriture d'une modernité frappante, tels le thème
fort dissonant de la marche bohémienne, les harmonies inquiétantes
qui annoncent les deux expériences publiques d'Ox, ou encore les
curieuses carrures de cinq mesures par lesquelles commence le chúur de
la kermesse au 2e acte - exactement comme le célèbre menuet
des invités "Non, aucun hôte vraiment" au premier acte
des Contes d'Hoffmann, déjà en gestation en 1876-77.
Par ailleurs, Offenbach n'a rien perdu
de sa faculté d'écrire des airs à succès d'un
effet imparable, et continue ici d'explorer les mystérieux ressorts
comiques du rapport entre verbe et musique avec un art qui n'appartient
décidément qu'à lui. Tout serait à citer :
les entraînants couplets d'Ox vantant la suprématie de sa
science, sa délicieuse sérénade sous la balcon de
sa fiancée ("Oui, ça fait quelque chose De regarder un
rideau rose"), les airs de Prascovia (la coquine Légende
de la guzla, l'exotique Chanson bohémienne, le rondeau
de la kermesse au refrain entêtant), l'hilarant duo belge du 2e acte
("Monsieur est bien galant, sais-tu"), la sensuelle et nostalgique
valse "caucasienne" par laquelle Prascovia ouvre son 2e duo avec Ox...
Quant à l'expérience de l'inhalation du gaz magique par le
bon peuple de Quiquendonne, placée à la fin du 2e acte, elle
fournit au compositeur l'occasion d'écrire le finale endiablé
que l'on attendait, avec ses rythmes d'anapestes typiquement offenbachiens.
Le niveau vocal s'est homogénéisé
et amélioré par rapport à Geneviève de Brabant.
Aux côtés des membres "permanents" de la troupe, les Brigands
ont fait appel pour les deux difficiles rôles principaux aux talents
plus confirmés de Christophe Crapez et de la belle Aurélia
Legay. Ecrit par Offenbach pour son ténor fétiche José
Dupuis, le rôle-titre n'exige pas la même vaillance que Pâris
ou Barbe-Bleue (créés douze ans plus tôt par le chanteur),
mais requiert comme eux une grande agilité dans l'articulation syllabique.
L'excellent Christophe Crapez impose une belle présence, grâce
à une voix sonore, une diction parfaite et un jeu très juste.
La volcanique princesse Prascovia doit affronter une tessiture ambiguë
tenant à la fois du soprano et du mezzo, un peu comme les rôles
écrits pour Hortense Schneider (la créatrice, Anna Judic,
nouvelle diva attitrée d'Offenbach qui lui dédiera la partition,
venait de reprendre avec succès La Belle Hélène)
; le soprano richement timbré d'Aurélia Legay lui permet
de déjouer haut la main toutes les embûches du rôle,
y compris les impossibles écarts de l'air de la kermesse.
Autour de ces deux fortes personnalités,
on retrouve avec plaisir les meilleurs éléments des distributions
précédentes et quelques nouveaux venus. Le timbre acidulé
d'Edwige Parat (fidèle à son emploi d'ingénue), la
fantaisie de Loïc Boissier, le couple savoureux Alain Trétout/Claire
Delgado-Boge, les graves sonores du baryton-basse Christophe Grapperon
sont tous en situation. Excellente idée que d'avoir fait de l'assistant
d'Ox, Ygène [sic] un personnage féminin (très drôle
Emmanuelle Goizé). Enfin, la charmante Karine Godefroy, dans le
rôle de la bonne Lotché, se distingue par son aisance scénique
et vocale. Arrangée avec goût (ce qui n'est pas si fréquent
!) pour un valeureux orchestre de douze musiciens, largement suffisant
pour remplir la ravissante bonbonnière de l'Athénée,
la partition est dirigée par Benjamin Lévy, un jeune assistant
de Marc Minkowski dont il a hérité la passion communicative
pour cette musique.
Il faut enfin relever la qualité
surprenante de la mise en scène, à la fois légère,
inventive, sensible à l'esprit de l'úuvre et dénuée
de toute vulgarité. A ce titre, ce spectacle fait donc un peu figure
d'exception parmi les récentes productions d'ouvrages d'Offenbach
vues à Paris ! On sait gré à Stéphan Druet
de ne pas plomber les dialogues par de faciles anachronismes, de faire
un usage judicieux et modéré de la chorégraphie et
d'imaginer des gags fins et réussis dans une proportion à
laquelle ses aînés ne nous ont pas habitués. Réalisée
avec peu de moyens mais beaucoup d'idées, adroitement éclairée,
la production abonde en références cinématographiques
et télévisuelles fort bien venues dans cette úuvre de science-fiction
(Matrix, X-Files). Parfaitement rodé, le spectacle ne trahit pas
une seule baisse de tension malgré l'absence d'entracte.
Un événement majeur,
à ne pas manquer lors de sa tournée au France début
2004 (incluant, comme les années précédentes une escale
à Grenoble, avec l'orchestration originale jouée par les
Musiciens du Louvre-Grenoble).
Geoffroy BERTRAN
(1)
: Cité dans le programme par Jean-Claude Yon, auteur de la grande
biographie de référence d'Offenbach, parue chez Gallimard
en 2000.