Aujourd'hui,
il faut voyager en province pour connaître vraiment la vie parisienne,
du moins celle que dépeignirent en 1866 Meilhac et Halévy.
L'opéra de Bordeaux confirme le paradoxe en inaugurant sa saison
avec une nouvelle production de l'oeuvre de Jacques Offenbach qui surpasse
sans peine celles présentées à Paris ces dernières
années.
Le mérite en revient au metteur
en scène Jacques Duparc dont l'inventivité ne s'exerce pas
au détriment de l'esprit de l'opéra-bouffe. Il sait en maintenir
l'ivresse légère sans devenir grivois, ni rester trop sage.
Sa scénographie trouve habilement place dans les décors luxueux
de Giulio Achilli, la gare fourmillante, les appartements plus années
folles que second empire et enfin le restaurant à la mode, ici Maxim's,
plutôt que Le Café Anglais auquel pensèrent initialement
les librettistes (1). Quelques trouvailles spectaculaires
achèvent de séduire ; par exemple, la locomotive qui transperce
le tableau d'affichage des horaires et surgit fumante au premier plan de
la scène. Enfin, entre les actes, sont utilisées de manière
très poétique des images en noir et blanc du Paris d'autrefois
devant lesquelles se placent les personnages, à pied, à vélo
ou en calèche et qui, s'animant, créent une impression de
mouvement, un peu comme dans les films des premiers temps du cinéma.
Jacques Duparc touche alors à l'essence même du génie
d'Offenbach, quand, entre deux cancans échevelés, le compositeur
se plait à glisser une page nostalgique, la lettre de Metella, le
duo de Pauline avec le baron, etc. Les quelques coupures et aménagements
du texte pratiqués ici et là n'en deviennent que plus pardonnables.
De toute façon, la version de 1873 en quatre actes (quand celle
d'origine en comptait cinq (2)), certes plus efficace
d'un point de vue théâtral, n'est pas un modèle d'équilibre
et de clarté dramatique. Pour ajouter encore à la confusion,
l'air de la baronne "J'en suis encore toute éblouie" initialement
disparu avec la suppression du quatrième acte, a été,
dans la production bordelaise, réintroduit en plein milieu du dernier
acte.
La partition de La Vie Parisienne,
écrite pour le Théâtre du Palais Royal, scène
alors consacrée au vaudeville, ne réclame pas forcément
de grands chanteurs, exception faite du rôle de Gabrielle conçu
spécialement pour Zulma Bouffar (3).
L'équipe réunie ici se
place dans cette perspective en privilégiant le théâtre
plutôt que le chant. Les mots sonnent juste. Les acteurs, tous excellents,
déploient les trésors de fantaisie et de drôlerie demandés,
particulièrement le désopilant baron de Jean-François
Vinciguerra, belge d'ailleurs avant d'être suédois, sur les
épaules duquel repose une bonne partie de la pièce.
Vocalement, aucune personnalité
ne se détache d'une distribution homogène, globalement satisfaisante,
mais plus proche de la troupe que d'une somme d'individualités.
L'effort porté sur la diction et la clarté mérite
d'être salué. Cependant, l'oreille habituée à
entendre ces mêmes airs servis par les voix de Régine Crespin
ou Jane Rhodes voire Dario Moreno, reste parfois sur sa faim. La belle
sonorité des choeurs, la jubilation de l'orchestre dirigé
sans fléchir par Bruno Membrey, parviennent heureusement à
combler son appétit musical.
Comme pour La
veuve Joyeuse présentée en juin dernier, la chorégraphie
de Laurence Fanon impressionne. Les prouesses réalisées par
les danseurs tiennent autant du cirque acrobatique que du ballet. Le public
comblé frappe dans ses mains, heureux qu'en France, tout finisse
par des chansons et que, dans le royaume de l'opérette, tout se
termine par des cancans.
Christophe RIZOUD
Notes
(1) L'allusion que
fait Metella au "grand seize" ne laisse aucun doute à ce sujet.
Il s'agit du salon du premier étage du Café Anglais qui était
alors l'un des plus célèbres de Paris.
(2) Le quatrième
acte de la version de 1866 voyait les manoeuvres de Gardefeu pour séduire
la baronne déjouées par Métella et la tante de Bobinet,
la fameuse comtesse de Quimper-Karadec dont l'hôtel particulier sert
de cadre au troisième acte. Les deux commères réapparaissaient
masquées à la fin de l'oeuvre, accompagnées de la
baronne, pour confondre le baron dans une scène qui parodiait le
Trio
des masques de Don Giovanni. Un enregistrement de ces pages
inconnues, et par là même d'une véritable intégrale
de l'oeuvre, serait le bienvenu.
(3) Jean-Louis Barraut
s'inscrivit d'ailleurs dans cette tradition quand il décida de monter
La Vie Parisienne en 1958 au Palais-Royal avec sa troupe ; Suzy Delair
en Gabrielle était alors la seule véritable chanteuse lyrique.
A contrario, l'enregistrement
réalisé par Michel Plasson dans les années 70 fait
la part belle aux grandes voix avec surtout Régine Crespin (Metella)
et Michel Sénechal (Gardefeu).