La
revanche de la valse
Il ne faut pas dire du mal de la valse...
Parce qu'elle peut se venger (1). Ainsi prévenu
par Missia Palmieri, on se gardera d'être trop critique à
l'endroit de cette Veuve joyeuse proposée par l'Opéra
de Bordeaux après une série de représentation à
marseille
en février dernier.
On se réjouira d'abord du choix
de la version française qui, tout en restituant à l'oeuvre
de Franz Lehar ses origines, allège la chantilly et lui confère
ce chic parisien, cet esprit Guermantes délicieusement insufflé
par les seigneurs du rire (2), Robert de Flers et Gaston
Arman de Caillavet.
On admirera le luxe des décors
: le salon années 30 du premier acte et la vue plongeante sur Paris
la nuit, le jardin d'hiver du deuxième acte, très belle époque,
avec son pavillon devenu serre, la grande salle de Maxim's enfin, dissimulée
d'abord par un rideau en forme de menu, puis enrichie d'un gigantesque
seau à champagne d'où jaillira une pluie de paillettes quand
l'intrigue se dénouera.
Opéra de Bordeaux ©
Frédéric Desmesure
On appréciera le conformisme
respectueux de la mise en scène. La pièce ne vise qu'à
distraire et ne se prête pas à des relectures compliquées
ou des interprétations abstraites. On applaudira le naturel des
gestes, le réglage des mouvements de foule, les grandes scènes
de bal et surtout le formidable cancan final où deux danseurs s'appliquent
à ranimer la flamme allumée jadis par Valentin le Désossé.
Parcourant la distribution, on se félicitera
du format des chanteurs ici réunis. L'opérette pour une fois
n'est pas traitée en parent pauvre de l'art lyrique. Jusqu'à
d'Estillac, interprété crânement par David Grousset
qui chantait Figaro dans Il Barbiere
di Siviglia sur cette scène il y a moins d'un mois ; c'est
dire que les seconds rôles même ne sont pas négligés.
On regrettera alors que la direction
de Jacques Blanc ne tienne pas mieux compte des interprètes et de
l'acoustique du théâtre. Quelques huées viendront d'ailleurs
au final le sanctionner car sous sa baguette, l'orchestre, lorgnant du
côté des années 20, swingue avec brio mais hélas
trop bruyamment. Seuls Luca Lombardo et Jean-François Lapointe passent
la rampe sans encombre.
Anne-Marguerite Werster en est la première
punie. De Missia, elle possède le glamour, la franche coquetterie,
la rondeur de la voix aussi, sensuelle et pleine mais la plupart de ses
phrases se perdent dans le tumulte sonore. Elle a pourtant pris soin de
se débarrasser du traditionnel accent américain qui aurait
pu entraver davantage encore sa diction (3). Peine perdue,
on ne la comprend pas. Autre défaut, l'aigu trouve vite ses limites,
dans les ensembles surtout où la note, pour briller, doit être
tenue.
Il faut du cristal pour que le champagne pétille.
Valérie Debize se débat
avec les mêmes problèmes de volume et d'articulation mais
la tessiture est mieux maîtrisée. Elle nimbe de plus sa Nadia
d'une nostalgie qui sied bien à l'épouse malheureuse de l'inconséquent
Baron Popoff.
Opéra de Bordeaux ©
Frédéric Desmesure
Les deux premiers rôles masculins
appellent moins de réserve. Déjà parce qu'ils restent
toujours intelligibles. Camille de Coutançon bénéficie
de l'élégance vocale de Luca Lombardo. Il habille son personnage
d'un charme qui, dans le phrasé, la clarté et la justesse
de l'intonation n'est pas sans évoquer Alain Vanzo ; le compliment
est de taille. Seuls les élans wagnériens de l'introduction
du duo du pavillon le dépassent un peu. Ce n'est pas un hasard si
le rôle fut chanté en allemand par Siegfried Jerusalem, grand
habitué du Festival de Bayreuth. Pour posséder le même
pouvoir de séduction, Jean-François Lapointe devrait user
de plus de subtilité. Son prince, assurément sonore, manque
de noblesse. Il y a peut-être de la gouaille chez Danilo, Maurice
Chevalier en d'autre temps le prouva, de la virilité, mais il y
a aussi de la distinction.
La verve et l'énergie comique
des autres interprètes finissent par emporter le morceau et la bonne
humeur de cette veuve bordelaise devient rapidement contagieuse. Le public,
pour terminer, accompagne le cancan en frappant dans ses mains. Aurait-on
cependant, malgré l'avertissement de Missia, abusé de la
médisance ? Le lendemain et les jours qui suivent, des pans entiers
de mélodie, balancés sur un rythme à trois temps,
viennent et reviennent inlassablement, harcèlent et lancinent, obsèdent
la mémoire jusqu'à l'agacer. La valse s'est vengée.
Christophe RIZOUD
Notes
(1) Missia : Il ne
faut pas dire du mal de la valse
Danilo : Pourquoi ?
Missia : Parce qu'elle peut se venger...
Rôder autour de vous, vous prendre par la main, vous envelopper...
et tout d'un coup... Vous emporter. (Acte II, Scène 10)
(2) Pour en savoir
plus sur les deux librettistes ainsi que sur leur troisième compère,
Francis de Croisset, on pourra lire Les seigneurs du rire de Pierre
Barillet, publié chez Fayard en 1999.
(3) Cette tradition
trouve son origine chez la première titulaire du rôle en France,
Constance Dever, qui était anglaise. Cet accent tombe à point
nommé puisque la veuve joyeuse revue et corrigée par Robert
de Flers et Gaston Arman de Caillavet est américaine ; Hanna Glawari,
chez Viktor Léon et Leo Stein, est slave.