Baden-Baden, second Bayreuth
?
Après deux cycles du Ring
par les troupes du Théâtre Marynski, dirigées par Gergiev
(voir notre compte-rendu), donnés
en décembre/janvier dernier, voici, en plein mois d'août (soit
exactement en même temps que le Festival de Bayreuth), qu'un autre
Festspielhaus propose trois représentations de Parsifal avec
une affiche qui n'a rien à envier aux plus grandes scènes
mondiales et un Rheingold en version de concert mais joué
sur instruments d'époque et dirigé par Simon Rattle... La
coïncidence des dates et des oeuvres (au même moment, Boulez
dirigeait Parsifal à Bayreuth) est troublante... Si
Wolfgang Wagner s'était déplacé pour le "Ring russe"
(bientôt Gergiev sur la colline ?...), il avait cette fois-ci visiblement
fort à faire à Bayreuth avec le scandale qu'a provoqué
la nouvelle production du Parsifal et la recherche d'un metteur
en scène pour le prochain Ring...
Parsifal
A Baden-Baden, pas de scandale pour
la mise la mise en scène même si celle-ci prend des libertés
très discutables avec le testament wagnérien. Nicolas Lehnhoff
cherche à rendre l'ouvrage humain et évacue toute référence
religieuse. Ainsi, Amfortas est-il présenté comme un pleutre
qui n'assume pas son échec. Ce sont les chevaliers qui le saisissent
violemment et le poussent à présenter le Graal au premier
acte tandis qu'au troisième, Amfortas fuit et se cache de ces mêmes
chevaliers qui finissent par pratiquement le lyncher. Cet affrontement
apporte une tension forte particulièrement réussie et intéressante.
Le problème est que Lehnhoff va, à notre avis, trop loin
en faisant mourir Amfortas à la fin de l'ouvrage. Parsifal entrant
avec la Sainte Lance ne touche pas la blessure d'Amfortas (ce qui rend
les paroles de Parsifal complètement absurdes), puis, suivi
de Kundry et des chevaliers, se dirige ensuite vers le fond de la scène...
Personne, hormis Gurnemanz, ne semble concerné par ce qui vient
de se passer... (mais où est le "miracle" que commente le choeur?...).
On trouvera la même absence
de miracle à la fin de l'acte II où la Lance, au lieu de
se suspendre au-dessus de la tête de Parsifal, est l'objet d'une
lutte entre Klingsor et Parsifal (un peu comme lorsque Wotan arrache l'anneau
des mains d'Alberich...)...
De tels moments souffrent difficilement
la confrontation avec le livret et la musique... et font presque oublier
de belles idées scéniques (l'entrée des chevaliers
- qui sont de véritables chevaliers -, la première apparition
du Graal, l'effondrement - qui en est vraiment un -du royaume de Klingsor,
etc.). Malgré tout, Lehnhoff n'exclut pas le merveilleux et le mystère
qui entourent les apparitions du Graal ; par contre, les filles-fleurs
ne sont pas particulièrement sensuelles même si l'idée
de "bras-pétales" qui enferment leur proie telle une plante carnivore
est intéressante. Un tel parti pris de "désacralisation"
de Parsifal aurait certainement convenu à Pierre Boulez qui
affiche la même volonté dans sa direction (parti pris confirmé
par son actuel Parsifal bayreuthien que l'on a pu suivre à
la radio). Kent Nagano, qui dirigeait à Baden-Baden le superbe Deutsches
Symphonie-Orchester de Berlin, semble, lui, ne pas trop savoir quelle voie
choisir... Ainsi, le Prélude du premier acte - qui installe quelques-uns
des motifs fondateurs de toute la partition - est lent et posé,
tandis que le tempo s'anime par la suite de manière tout à
fait incompréhensible, faisant entendre des motifs plus rapidement
alors qu'ils s'étiraient dans le temps au Prélude... Le thème
de la Cène est ainsi particulièrement malmené d'un
tempo à l'autre, ce qui nous semble une grosse erreur puisque contrairement
à certains leitmotiv du Ring qui subissent des variations rythmiques
et dynamiques, celui-ci Cène apparaît au fil des trois actes
toujours dans le même esprit.
L'agacement est donc constant devant
cette direction qui nous paraît illogique. A cela s'ajoute une battue
("à l'allemande", qui consiste à diriger à l'avance,
en anticipant) très floue, provoquant de nombreux décalages
fosse-scène et au sein même de l'orchestre puisqu'il arrive
aux vents d'avoir pratiquement une mesure d'avance sur les cordes à
la fin d'une phrase, ce qui ne manque pas de provoquer un léger
frémissement dans la salle...
La distribution est éblouissante.
20 ans après ses mémorables Kundry bayreuthiennes, Waltraud
Meier réincarne l'un de ses rôles de prédilection avec
une santé vocale moindre, mais encore tout à fait impressionnante.
La voix a toujours cet impact, ces superbes graves poitrinés, ces
aigus cinglants (le Si aigu sur "Lachte" à la fin du II°
acte tétanise la salle) très reconnaissables. Certes, certains
autres aigus sont un peu à l'arrachée (la fin de l'acte II
est redoutable), mais l'intelligence de l'interprète permet de gommer
ces faiblesses. Ainsi, tout le début de l'acte II est chanté
piano et très calmement, avec un legato - qui ne sacrifie pas l'articulation,
parfaite -, une tenue du souffle, des variations dynamiques tout à
fait admirables qui font du "Ich sah das Kind" un moment exceptionnel.
A la fin du même acte, Waltraud Meier retrouve cette sauvagerie et
cette folie extrêmement électrisantes. Assurément,
une des plus grandes Kundry qui soit.
Le Parsifal de Christopher Ventris
est fort séduisant, même si la négociation de certains
aigus diffère d'une moment à l'autre, trahissant un léger
manque d'homogénéité qui devient gênant à
la longue. On avait, pour notre part, découvert l'Amfortas de Thomas
Hampson à l'Opéra Bastille il y a quelques saisons où
il nous avait laissé pantois tant son incarnation était d'une
puissance dramatique extraordinaire. Avions-nous oublié de seulement
l'écouter ou bien est-ce aujourd'hui une méforme passagère,
voire une usure des moyens vocaux ? Ici, il nous a paru, sur le plan vocal,
en-deçà du personnage. La voix n'a pas assez de puissance
pour couvrir les déchaînement orchestraux tandis que les aigus
manquent de rondeur. Si cela est peu gênant pour sa première
apparition à l'acte I (superbe) ou au début de son premier
monologue, les choses se gâtent ensuite, surtout au monologue du
troisième acte. Reste un engagement scénique, une progression
dramatique toujours aussi amples qui rendent l'incarnation malgré
tout réussie.
Le Klingsor de Tom Fox est parfait.
Outre une très belle voix, riche et sonore, jamais le chanteur ne
malmène sa partition, le rôle est ici CHANTÉ, et non
hurlé ou parlé, c'est extrêmement plaisant. Mais c'est
la Gurnemanz de Matti Salminen qui remporte tous les suffrages. La voix
toujours aussi richement timbrée et puissante, semble intacte, mais
surtout, le chanteur rend son discours passionnant par un "art du dire"
admirable et qui, tour de force, ne tourne pourtant jamais au maniérisme.
Tous les longs récits de Gurnemanz sont ainsi extrêmement
vivants. Salminen offre un portrait du vieux chevalier très humain
(et non quasi divin comme on le voit parfois), son incarnation de
ce rôle difficile est admirable et passionnante.
Les seconds rôles n'ont pas
été négligés, même si certaines filles-fleurs
affichent un relief ou un vibrato trop saillant dans l'ensemble.
Choeur admirable, notamment le choeur
féminin, de toute beauté. Au final, une grande réussite
vocale, trop souvent gâchée par une direction éparpillée
et confuse.
Rheingold
Quinze jours plus tard, nous revoici
dans cette superbe salle du Festspielhaus pour une première (à
notre connaissance) : un opéra de Wagner sur instruments anciens.
L'événement est d'ailleurs retransmis en direct sur une chaîne
allemande.
Si les "baroqueux", comme on les
appelait au début de leur percée, ont fait leurs armes sur
la musique... baroque, puis classique et romantique (Schumann ou Tchaïkowsky
par exemple ont ainsi été "revisités"), ils n'hésitent
maintenant plus à se mesurer à de très grandes figures
du XIXe voire du XXe siècle (les Kuijken ont ainsi superbement enregistré
la musique de chambre de Debussy sur instruments d'époque).
Le Festspielhaus de Baden-Baden accompagne
donc ces pionniers puisque, outre ce Rheingold, il a donné cette
saison un Rigoletto de Verdi également sur instruments anciens !
Mais revenons à Wagner. Quel
intérêt y-a-t-il à jouer Wagner (ou Verdi, ou Debussy)
sur instruments d'époque ?
Tout simplement l'évolution
de la facture instrumentale. Elle fit des bonds de géant au XIXe
siècle et permit de rendre plus commode - et plus juste -
le jeu de certains instruments (invention du système de clés
dit "Boehm" pour les bois), mais aussi d'offrir une plus grande puissance
(transformation de la perce des flûtes et utilisation progressive
du métal et non plus du bois). Cela permit un jeu bien plus "facile"
pour les vents, notamment les cuivres : tout ou presque leur devenait permis,
agilité comme exploration de toutes les tonalités. Il n'est
qu'à comparer une partition d'une symphonie de Beethoven avec une
partition d'un opéra de Wagner pour mesurer combien les parties
de cuivres ont évolué : ils font alors jeu égal avec
les bois ou les cordes. Wagner a bien profité de ces avancées
en offrant à ces groupes une indépendance alors inconnue
au sein de l'orchestre.
Cependant, ces transformations techniques
allaient se poursuivre, les instruments du milieu du XIXe siècle
n'étant qu'une étape dans cette évolution qui ne s'est
bien sûr pas faite en un jour. Une évolution qui rencontra
parfois l'hostilité des musiciens. Ainsi, certains flûtistes,
s'ils appréciaient le système Boehm, ont refusé le
métal, et beaucoup encore au début du XXe siècle jouaient
des flûtes en bois, les instrumentistes à cordes gardaient
des cordes à boyau, quant aux tubas wagnériens, ils venaient
d'être inventés, ils étaient donc sujets à amélioration,
les timbales ne connaissaient pas encore les peaux synthétiques,
etc. Il s'avère donc tout a fait intéressant d'entendre cette
musique sur des instruments d'époque, bien différents que
ceux d'aujourd'hui.
Et on ne le répètera
jamais assez : les instruments anciens offrent une palette de couleurs
particulièrement riche et variée qui s'est progressivement
perdue pour aboutir aujourd'hui à une uniformisation - aussi belle
soit-elle - du son orchestral. Avec un orchestre d'instruments anciens
- et donc même du milieu du XIXe siècle - on trouve une diversité
de timbres absolument incroyable, nous en avons eu à Baden-Baden,
une illustration magistrale : oui, une clarinette peut avoir un son TRÈS
différent d'un hautbois, oui, des bassons peuvent délicieusement
"râper", oui des flûtes peuvent avoir un son rond et doux jusque
dans l'aigu, oui, cors, tubas wagnériens et trombones n'ont rien
à voir, et oui, les cordes peuvent ne pas vibrer parce que ce n'est
pas indispensable pour faire vivre un son, etc., etc.
On a souvent associé les interprétations
des "baroqueux" avec le minimalisme. Si des effectifs réduits sont
salutaires pour la musique baroque (par rapport à ce que faisaient
des chefs comme Klemperer ou Karajan dans Bach par exemple), ils seraient
injustifiés pour la musique du XIXe siècle ou, le plus souvent,
les compositeurs indiquent la nomenclature orchestrale. L'Orchestre de
l'Age des Lumières est ici extrêmement fourni : près
de 100 musiciens (les cordes étaient un peu moins nombreuses par
rapport à ce que prescrivait Wagner, mais les rangs de bois et cuivres
sont conformes à la partition, ainsi que les 6 harpes - il est rare
de les avoir toutes les six...). Le diapason est quant à lui légèrement
inférieur à 440 Hertz.
C'était une excellent idée
de donner ce Rheingold en version de concert car un rôle de premier
plan est ainsi donné à l'orchestre wagnérien. De plus,
la maîtrise des instrumentistes se révèle éblouissante
et montre qu'aujourd'hui on ne peut plus ricaner sur les orchestres - les
meilleurs en tout cas - jouant sur instruments d'époque. Un chef
comme Simon Rattle l'a compris, lui qui dirige depuis longtemps cet Orchestra
of the Age of Enlightenment, et qui l'a précisément choisi
pour diriger son premier Rheingold. Car le son ne fait pas tout (chose
que les premiers baroqueux n'avaient peut-être pas tout à
fait réalisé), encore faut-il savoir faire vivre la musique,
comme tout interprète.
Et là encore, quelle démonstration
! Simon Rattle aime à apporter un éclairage nouveau sur une
oeuvre, il aime faire ressortir des détails particuliers de l'orchestration.
Il s'y est ici donné à cour joie et, de fait, pour notre
part, nous avons découvert des richesses insoupçonnées
dans l'orchestre wagnérien, ainsi qu'une conception très
personnelle. Et ce, dès le Prélude. La tradition a installé
une tenue continue du célèbre Mi bémol, telle une
pédale d'orgue. Aussi, quelle ne fut pas notre surprise d'entendre
des coupures dans cette tenue ! Les contrebasses levaient l'archet et attaquaient
à nouveau distinctement la note, puis de même pour les bassons...
Un coup d'oeil sur la partition répondait à notre interrogation
: les liaisons sur les mi bémols successifs ne sont effectivement
pas continues. Rattle ne fait que respecter ce qui est écrit ! Il
fallait y penser...
Les phrases ondoyantes des cordes
qui surviennent ensuite sont admirablement modelées et emportent
l'auditeur que les "coupures" du mi bémol peuvent surprendre...
Autres exemples du raffinement de
Rattle : le thème du Tarnhelm joué pianississimo, ce qui
ajoute du mystère à ce thème déjà merveilleux
et qui fait retenir son souffle au public, les harpes clairement audibles
lors de l'apparition de l'arc-en-ciel après le tonnerre provoqué
par Donner, le chant final des Filles du Rhin (où celles-ci
osent quelques sons plats des plus déchirants), etc.
Les tempi sont généralement
assez lents car Rattle aime à dégager certaines phrases élégiaques
des cordes, certains solos des vents, et soigne particulièrement
les interludes. Certains moments forts et puissants sont par contre curieusement
"gommés" (entrée des géants, meurtre de Fasolt par
Fafner). C'est sans doute dû à la version de concert, ou participe
de la vision très personnelle de Rattle.
Une lecture passionnante donc, extrêmement
riche et dense. Rattle compte-t-il poursuivre le Ring avec cet orchestre
? On sait en tout cas qu'il dirigera un Ring avec le Philharmonique de
Berlin au Festival d'Aix-en-Provence à partir de 2006, cela promet
de grands moments (d'autant plus que la mise en scène a été
confiée à Stéphane Braunschweig).
La distribution de ce Rheingold,
contrairement à Parsifal, n'affiche pas de véritables
"stars" (la star, c'est l'orchestre) mais elle apparaît d'une grande
homogénéité et dotée de quelques individualités
remarquables tels Kim Begley en Loge ou Oleg Bryjak en Alberich. Le premier,
grâce à un organe polymorphe, alterne savamment la légèreté
et le poids vocal selon les situations, ce qui rend son incarnation particulièrement
vivante. Une très grande réussite. Le deuxième offre
une voix noire, timbrée et imposante qui convient parfaitement au
rôle. Même si certains aigus sont un peu ouverts, la puissance
de l'expression remporte tous les suffrages.
Willard White campe un Wotan de superbe
stature tout comme la très belle Fricka d'Yvonne Naef. Les deux
géants de Peter Rose et Robert Loyd sont particulièrement
convaincants, tout comme l'Erda d'Anna Larson. Les autres rôles sont
très correctement tenus.
Une très grande soirée
donc et une double révélation : Wagner sur instruments d'époque
et Rattle chef wagnérien. A cela on peut ajouter, pour ceux qui
ne seraient pas encore au courant, que la haute tenue du Festspielhaus
de Baden-Baden (entièrement privé, d'où, hélas,
le prix élevé des places) rend décidément ce
lieu un incontournable du monde lyrique européen.
2004 sera en outre une année
très wagnérienne pour Baden-Baden puisque après le
Ring
russe, ce Parsifal et ce Rheingold, ChristianThielemann dirigera
en décembre l'Orchester der Deutschen Oper de Berlin pour deux concerts
Wagner avec les actes I et II de Walküre, l'acte II de Parsifal,
et des extraits de Götterdämmerung avec Luana de Vol,
Susan Anthony, Linda Watson, Stephen Gould et Robert Hale. A l'heure où
le Festival de Bayreuth semble se chercher - si ce n'est s'égarer
- avec des productions qui misent surtout sur la "réactualisation",
voire la provocation, l'air frais que nous distille le Festspielhaus pourrait
bien faire de Baden-Baden une place wagnérienne de premier ordre.
Pierre-Emmanuel LEPHAY
________
Concerts dirigés par Christian
Thielemann :
vendredi 3 décembre : Parsifal,
Acte II ; Die Walküre, Acte III
samedi 4 décembre : Die Walküre,
Acte I ; extraits de Götterdämmerung Prix : de 42 à 140
euros
Renseignements : www.festspielhaus.de
(le site propose depuis peu des pages en français) ou au 00
49 72 21 30 13 101 (certaines hôtesses parlent français)