ENTRE
PROUST ET FREUD : L'ETERNEL "MYSTÈRE MÉLISANDE"...
"Votre place de spectateur,
donc votre place d'auditeur, est celle-là même que tient Golaud
dans l'opéra : celui qui ne saura pas."
Catherine Clément
in "Mélisande à la question ou le secret des hommes"
dans L'Avant-Scène Opéra
n° 9
La reprise de cette production
datant de 1995 (distribution de la première : Frederica von Stade
(Mélisande) , Marylin Horne (Geneviève), Dwayne Croft (Pelléas),
Victor Braun (Golaud) Robert Lloyd (Arkel), sous la direction de James
Levine), saluée à l'époque par toute la critique,
était très attendue en raison de la présence dans
la distribution de José van Dam, Golaud "historique", s'il en est,
et aussi d'Anne-Sofie von Otter qui, après avoir chanté superbement
Mélisande lors de deux mémorables concerts au TCE en mars
2000 (un coffret de 3 CD est paru à cette occasion chez NAÏVE),
incarnait pour la première fois à la scène ce rôle
mythique.
D'emblée, l'étrange photographie
sépia projetée sur le cyclorama qui remplace le rideau de
scène habituel donne le ton : représentant la statue d'un
animal ailé et chimérique, placée près d'une
allée bordée d'arbres décharnés, le tout baigné
dans ce qui semble être le crépuscule, elle situe l'action
dans une atmosphère bizarre, à la fois rêveuse et menaçante.
Un astucieux décor tournant,
multiforme et d'un symbolisme à la fois raffiné et décadent,
remplace avantageusement les fantaisies gothiques habituelles ; pas de
château médiéval à mâchicoulis et à
hautes tours, mais une vaste demeure, datant probablement de la fin du
XVIIIème siècle, un peu délabrée et comme à
l'abandon : murs lézardés, bustes et statues posés
çà et là, à même le sol.
Dans les hautes pièces éclairées
de manière diffuse glissent des personnages silencieux, quasiment
fantomatiques, à la fois discrets et un peu inquiétants :
servantes et serviteurs, vieille gouvernante du petit Yniold, qui font
irrésistiblement penser au Tour d'écrou d'Henry James.
D'après les costumes et quelques
éléments du mobilier : canapés, lampes, fauteuils,
Jonathan Miller a visiblement choisi de situer l'action à l'époque
de Debussy - donc celle de Proust, son contemporain (qui raffolait de cette
oeuvre) et bien entendu celle de Freud dont les théories étaient
très en vogue à l'époque. D'ailleurs, Proust, comme
Freud n'ont-ils pas, chacun à leur manière tout aussi magistrale,
exploré les tréfonds de l'âme humaine ?
Le metteur en scène s'est également
livré à un intéressant travail sur la couleur : les
blancs, les gris et le noir dominent. Pourtant lorsque Golaud trouve Mélisande
dans la forêt, elle est vêtue d'une robe et d'un manteau couleur
de feuilles d'automne ou de terre brûlée, couleur de renard
ou d'écureuil, animale un peu, sauvage, sans doute... Mais après
l'avoir suivi, elle ne portera plus que du blanc, du gris ou du noir, comme
si, pour elle, désormais, le monde devenait neutre, monochrome et
un peu terne. Le seul élément coloré (à part
le tissu d'un rose passé recouvrant quelques chaises) demeurera
son opulente chevelure d'un blond soutenu, tirant sur le roux, dit "vénitien",
seul élément chaleureux dans cet univers triste et sombre,
quasiment sinistre.
Cette chevelure presque vivante qui
émeut tant Pelléas et exacerbe son désir, symbole
de la beauté et de la féminité, cette manifestation
quasiment sexuelle de la particularité de l'éternel féminin
est comme une provocation et un scandale.(Catherine Clément). C'est
bien aussi par les cheveux que Golaud saisira Mélisande dans la
fameuse scène où il la martyrise et la maudit, alors qu'elle
est dans un état de grossesse avancée. Et c'est bien aussi
la chevelure de sa femme morte que conservera en souvenir Hugues Viane,
le héros du roman de Georges Rodenbach, Bruges la Morte,
dont Korngold tirera son fameux opéra Die Tote Stadt.
Les linges blancs épars, jetés
sur les meubles ou gisant sur le plancher, ne semblent-ils pas des linceuls
recouvrant les plus sombres pulsions des personnages ?
Et par ailleurs, les rêves ne
sont-ils pas souvent monochromes ?
La scène finale, celle de la
mort de Mélisande, est particulièrement saisissante : à
travers les hautes fenêtres, tombe une lumière d'un gris doré
qui éclaire le berceau neigeux de l'enfant nouveau-né et
rappelle celle des tableaux du peintre danois Hammershoi, d'autant plus
que Geneviève se tient debout, de dos, les épaules recouvertes
d'un châle noir (Hammershoi aimait représenter ainsi les personnages
et en particulier les femmes). Les servantes, toutes de noir et blanc vêtues,
sont tombées à genoux en prières au moment précis
où Mélisande s'en est allée, et le petit Yniold, debout
près du lit de métal noir ouvragé rappelant les couronnes
mortuaires des anciens cimetières, contemple la défunte avec
fascination. C'est la dernière image, très forte, quasiment
"primitive", "archaïque" qu'emportera le spectateur, l'enfance contemplant
la mort, l'avenir interrogeant avidement le passé...
On l'aura compris, l'on est face à
une conception qui, tout en demeurant très respectueuse de l'oeuvre,
privilégie l'univers mental des personnages et met en relief toute
leur ambiguïté. Jonathan Miller joue ici le rôle du "révélateur"
(oserions-nous dire celui du psychanalyste ?) et sa lecture échappe
à tout manichéisme. Mélisande n'est certainement pas
le pauvre petit oiseau qu'on imagine habituellement, tout comme l'oeuvre
n'est pas non plus le drame gothique et éthéré qu'on
en a souvent fait, tant musicalement que scéniquement (voir d'ailleurs
à ce sujet, dans le même Avant-Scène Opéra,
la passionnante analyse de Pierre Boulez intitulée "Miroirs pour
Pelléas et Mélisande").
Capturée comme un animal par
Golaud le chasseur, Mélisande est en même temps une rebelle,
une révoltée, contrainte par les circonstances à subir
le joug du maître et seigneur, pas si terrible et si noir que cela,
d'ailleurs, puisque dans un autre drame de Maeterlinck dont Paul Dukas
fera un opéra, Ariane et Barbe-Bleue (1907), on la retrouvera parmi
les épouses captives de "l'ogre".
Rien d'étonnant alors à
ce que, pour la circonstance, le rôle de Pelléas ait été
confié à un ténor assez léger. On sent très
vite qu'il sera perdant dans l'affaire et que c'est une victime toute désignée,
un agneau de boucherie entre les mains de Golaud et un jouet pour cette
Mélisande forte, impérieuse et manipulatrice. Le timbre de
ténor, initialement prévu par Debussy, et aussi celui qu'il
préférait, apporte un nouvel éclairage au personnage.
Pelléas ici est presque un enfant, pas un vrai rival pour Golaud
en fait, sauf dans la mesure où il symbolise une jeunesse, une beauté
et une innocence que ce dernier ne possède plus.
Dans cette lecture passionnante et
émouvante aussi, chaque personnage possède sa zone d'ombre
et sa part de mystère. Mélisande aime-t-elle vraiment Pelléas
ou bien, fascinée par l'amour qu'elle suscite, la distrait-il plutôt
de son ennui et de son désarroi ? Golaud est-il vraiment si cruel
et si violent ? La véritable relation passionnelle et forte n'a-t-elle
pas plutôt lieu entre lui et Mélisande ?
Golaud, on le sait, est un des grands
rôles de José van Dam. Le soir de la première, la voix
mit un peu de temps à se chauffer, mais cette légère
ombre s'estompa dans la seconde, où la puissance, la conviction,
l'intelligence de cet artiste et aussi sa diction exemplaire en firent
un des grands triomphateurs de la soirée. Ce qui rend aussi très
intéressante l'incarnation de van Dam, c'est son humanité,
cette espèce d'ambivalence qu'on sent chez lui entre le poison de
la jalousie et l'amour qu'il porte à ce puissant mystère
féminin qu'est Mélisande, même aux moments les plus
violents du drame.
Renouvelant sa lecture miraculeuse
du TCE, avec la "valeur ajoutée" de sa forte présence scénique,
von Otter livre ici une très belle interprétation, digne
des plus grandes titulaires du rôle. Sa Mélisande, très
personnelle, est énigmatique, sensuelle, perverse, voire un peu
narcissique, parfois aussi un peu ironique. Jamais froide, toujours noble,
alliant une rare musicalité et un art consommé de la coloration
à une diction en français à faire pâlir nombre
de nos compatriotes, elle fait son miel de phrases comme "Voyez, j'ai les
mains pleines de fleurs", "Pourquoi partez-vous ?", livre une scène
de la tour anthologique "Mes longs cheveux descendent...", un "Je mens
à ton frère, parfois" d'une séduisante duplicité
et une scène finale à faire vraiment "pleurer les pierres".
Face à cette Mélisande
forte et mystérieuse comme un sphinx, William Burden est un Pelléas
quasiment idéal, fragile, juvénile, timide, un peu indécis,
au timbre clair et chatoyant. Le français est impeccable, très
châtié, voire un peu précieux et le style un rien sophistiqué.
Mais la musicalité est grande, en outre, ce chanteur possède
un physique fort agréable.
Felicity Palmer est une magnifique
Geneviève à la voix pleine et timbrée, au français
très intelligible, dotée d'une présence intense. La
basse italienne Roberto Scanduzzi, à la voix puissante et majestueuse,
accusa le soir de la première quelques défauts de diction
qui s'estompent par la suite.
Tous les rôles secondaires sont
très bien tenus, avec une mention spéciale pour l'Yniold
du jeune Jason Goldberg, exemplaire de musicalité et de poésie,
en particulier dans la terrible scène, de "voyeurisme" sous la fenêtre
de Mélisande.
Mais la réussite de cette soirée
ne serait pas complète sans James Levine qui, à la tête
de l'orchestre du Met en très grande forme, donne une flamboyante
lecture de l'oeuvre, à la fois puissante, lyrique transparente et
nuancée, où le drame et le théâtre sont toujours
présents, sans jamais couvrir les chanteurs. On ne dira jamais assez
à quel point cet artiste, relativement peu apprécié
en France, est un magnifique chef de fosse qui a fait de cette phalange
un des meilleurs orchestres d'opéra de la planète.
Dommage qu'une aussi belle production,
à laquelle le public enthousiaste fit un triomphe, n'ait pas été
gravée sur DVD. Qui sait, un jour, peut-être...
Juliette BUCH