ESSAI A TRANSFORMER
Créé en 1997 au Palais
Garnier, la production de Bob Wilson nous revient cette fois sur la scène
de l'Opéra-Bastille. On pouvait tout craindre d'un tel choix pour
une oeuvre créée en 1902 dans le cadre bien plus intime de
la Salle Favart.
La présente réalisation
vient dissiper une partie de ces appréhensions : l'esthétique
de Bob Wilson, sa froideur, sa distanciation extrême, sont en quelque
sorte magnifiées par le vaste vaisseau glacé noir et blanc,
de sorte que le spectacle se trouve finalement plus à l'aise qu'à
Garnier.
Au passage, la fosse d'orchestre
a été surélevée de 40 centimètres, ce
qui fait ressortir pleinement les splendeurs orchestrales de la partition,
au détriment, hélas, des voix, très souvent couvertes
; d'autant que les contrebasses sont dorénavant en partie centrale,
rivalisant avec les chanteurs, et que les bois sont placés sur les
côtés, bénéficiant d'une réverbération
excessive sur la paroi latérale (1).
Pour qui dispose d'une expérience
lyrique suffisante, l'expression "la production est de Bob Wilson" suffira
à définir le spectacle. Pour les lecteurs à qui ces
7 mots ne suffiront pas, nous dirons qu'il s'agit d'un spectacle hyper
statique, comme d'habitude lointainement inspiré du "Nô",
fondé sur des éclairages extrêmement ciblés,
des costumes stylisés sans rapport avec le livret, une gestuelle
élaborée (mais avec moins de japo-niaiseries que d'habitude)
; pas de duo sans au moins 10 mètres entre les partenaires ; pas
de grotte ; pas de tour ; pas de cheveux flottants ; rien du fatras prévu
au livret, au profit d'une scénographie extrêmement dépouillée.
Comme pour la Femme sans Ombre
lors de la saison 2002-2003, le spectacle fonctionne somme toute assez
bien (2), la mise en scène
se révélant au diapason d'un livret plutôt elliptique.
La distribution réunie pour
cette reprise, un peu vite cataloguée "première production"
de l'ère Mortier (3), est
globalement remarquable.
Simon Keenlyside est un Pelléas
de premier plan. Si on ne l'avait entendu dans des rôles plus lourds,
on croirait avoir affaire à un authentique "baryton Martin" : c'est
que la technique exceptionnelle de ce chanteur lui permet d'alléger
son instrument tout en respectant la tessiture tendue du rôle. Ajoutez
à cela une diction parfaite, juste ce qu'il faut d'engagement, et
vous avez là un des meilleurs titulaires du rôle. A peine
ose-t-on lui reprocher un léger manque de naturel et de spontanéité,
qui viendra sans doute avec une fréquentation régulière
du rôle, mais qui en fait gêne peu dans le cadre de cette production.
Après ses déboires
en Violetta à Aix, on est heureux
de retrouver Mireille Delunsch dans un emploi plus conforme à sa
typologie vocale. Sa Mélisande alterne de nombreux passages de pure
beauté, avec quelques interventions où le timbre se fait
plus rêche et ponctués de quelques "trous", signe d'un manque
de stabilité de l'émission. Scéniquement, c'est un
personnage convaincant, rêveur, plus inaccessible que mystérieux,
en adéquation avec la production.
Face à ce couple évanescent,
José van Dam campe un Golaud torturé, figure trop humaine
comme hantée par les fantômes des deux amants. Golaud apparaît
ainsi comme un être tourmenté, prisonnier d'un monde irréel
qu'il ne comprend pas et qui lui échappe : une interprétation
tout bonnement magistrale. Au contraire de certains commentateurs, je n'ai
pas noté de réels problèmes vocaux le soir du 29,
si ce ne sont certaines difficultés à passer le torrent orchestral,
sujet déjà évoqué.
Sur le papier, Ferrucio Furlanetto
pouvait sembler un luxe en Arkel. Malheureusement, ce chanteur (estimable
dans son répertoire naturel) fait ici preuve d'une totale inadéquation
stylistique : voix engorgée, diction approximative, accent exotique
("rien" prononcé "rienne") ; un moment d'égarement.
On pourrait en dire autant de l'incompréhensible
Geneviève de Dagmar Pecková : au moins peut-on espérer
que son cachet n'atteint pas celui de la basse italienne ...
Succédant au soprano de Gaëlle
Le Roi, voici enfin une vraie voix d'enfant pour Yniold : quand il s'agit
d'un jeune artiste de la qualité de Sébastien Ponsford, on
ne peut que s'en réjouir.
Pour ses débuts à
la tête de l'orchestre de l'Opéra, Sylvain Cambreling offre
une lecture très analytique, ample (on a même osé dire
"wagnérienne"), jouant sur des contrastes exacerbés, une
lecture plus violente que poétique. Les moments les plus forts (et
pas seulement au niveau des décibels) sont incontestablement les
interventions de Golaud, alors que la scène finale tombe un peu
à plat, faute de mystère. Particulièrement mis en
valeur, l'orchestre est ainsi un des grands triomphateurs (4)
de cette soirée à laquelle il manque finalement peu de choses
pour être une totale réussite.
Placido CARREROTTI
Notes
1.
Il a fallu 10 ans pour trouver une configuration de fosse ménageant
les voix, naturellement peu flattées par l'acoustique médiocre
de Bastille, sans trop assourdir l'orchestre ; cette nouvelle configuration
fait un peu trop rapidement fi de cette expérience laborieusement
acquise. On n'ose imaginer le même dispositif pour Tristan.
En ce qui concerne les contrebasses,
c'est José van Dam lui-même qui avait signalé (à
l'occasion d'une reprise du Faust de Gounod il y a quelques années)
que celles-ci résonnaient dans les mêmes harmoniques que les
voix, se révélant une barrière particulièrement
coriace à franchir.
2.
La recette wilsonienne étant appliquée a priori et de manière
systématique, sans beaucoup de considération pour l'oeuvre
ainsi passée à la moulinette, la réussite a posteriori
de ce spectacle tient tout à fait du hasard...
3N'oublions
quand même pas qu'il s'agit d'une reprise et que van Dam a déjà
incarné Golaud dans cette même production.
S'agissant d'une oeuvre donnée
ces 10 dernières années avec succès et à plusieurs
reprises à l'Opéra, au Châtelet ou à la Salle
Favart (et j'en oublie certainement, surtout en concert), il est un peu
osé de la part de la direction de l'Opéra de parler d'un
"choix, délibéré, d'une oeuvre mal aimée du
public français" et "qu'il n'est pas d'art sans risques". Et d'ajouter
: "Il se peut qu'un directeur décide d'en user avec son public comme
une sorte de Barbe-Bleue. Les clés dont il dispose ouvrent
sur autant de portes où le merveilleux ne va pas sans frayeur".
Au risque de surprendre la nouvelle équipe directoriale, on n'a
quand même pas attendu Gérard Mortier pour apprécier
Pelléas
à Paris...
4.
Je parle ici de la qualité artistique générale du
spectacle car, côté applaudissements, c'était malheureusement
un peu chiche.