A lire l'affiche de cette production
aixoise, on se disait bien que cette Traviata ne ressemblerait à
aucune autre. Un metteur en scène juriste et médecin de formation,
un chef davantage tourné vers le romantisme et le postromantisme
allemand, une Violetta peu familière à la vocalità
verdienne, une salle, enfin, qui n'a rien à voir avec les arènes
et théâtres antiques où l'on a pris l'habitude de représenter
cette oeuvre des plus intimistes. Le résultat, disons-le tout de
suite, est absolument bouleversant en même temps qu'il est tout aussi
hors de propos. On dit les chefs-d'oeuvre intemporels, mais rarement une
oeuvre s'est autant inscrite dans un contexte et une mentalité :
celle d'une bourgeoisie étriquée de la fin du XIXème
siècle. La transposer relève de la gageure et Peter Mussbach
s'y emploie avec plus ou moins de succès. Selon le point de vue
que l'on adopte, le spectacle apparaît d'une cohérence et
d'une force rare, ou une accumulation de contresens.
S'appuyant sur le livret et le vaste
flash
back que sont les deux premiers actes, le metteur en scène voit
dans La Traviata la chronique d'une mort annoncée où
l'action n'est pas vécue mais remémorée, dans cette
vie qui est déjà "de l'ordre du souvenir, comme des images
virtuelles". Une existence vue rétrospectivement comme dans un rétroviseur,
sans que l'on puisse distinguer le réel du rêvé, le
vécu du fantasmé.
C'est dans cette incertitude qu'est
plongé le spectateur dès les premières mesures d'un
prélude désincarné, d'une froideur d'outre-tombe.
Tout ce qui suit sera un mouvement perpétuel entre moments de lucidité,
de réelle présence - vocale et scénique - de Violetta
et moments où elle se détache de l'action, où elle
semble se dérober au monde et à elle-même. En ce soir
de dernière, Mireille Delunsch tente le tout pour le tout, s'identifie
à son personnage jusqu'au suicide vocal et physique - et le miracle
se produit. Certes, le souffle est souvent court, l'intonation parfois
approximative et la diction quelquefois hasardeuse, mais elle ose et réussit
des effets que l'on ne croyait possibles qu'au récital. Elle parvient
surtout à composer un personnage d'une force et d'une émotion
absolument remarquables. Il faut la voir pour le croire : à genoux
à l'avant-scène pendant tout le troisième acte, elle
touche, trouble et bouleverse comme rarement par sa seule présence
et son seul regard. A mi-chemin entre Marilyn et Lady Di, ce n'est que
lorsqu'elle s'affranchit de son costume phosphorescent et de sa perruque
platine que son personnage prend vie et que son destin nous émeut.
Du coup, les prestations des deux
Germont semblent plus conventionnels - et vocalement plus orthodoxes aussi.
Rolando Villazon évoque immanquablement le jeune Domingo par le
charme et la beauté solaire du timbre. Par la sincérité
et le naturel de son chant surtout. Mais l'émission reste un peu
brute et devrait gagner en netteté et précision avec le temps.
Contresens absolu, le duo final durant lequel Alfredo revient chez sa bien-aimée
hanté par son souvenir et sa voix n'en est pas moins hallucinant.
Bien qu'indéfendable d'un point de vue musical, l'effet dramatique
est saisissant.
Le rapport avec Georgio est tout
autre : stature imposante et timbre de basse donnent à Zeljko Lucic
des airs de Commandeur mozartien. Cette voix sombre et ample, imperturbable
et un rien monotone s'impose d'elle-même : le duo du deuxième
acte est joué d'avance avant même d'avoir commencé.
Le renoncement de Violetta n'en est que plus inéluctable.
Il y a quelques saisons encore, on
se serait émerveillé de la direction nerveuse, claire et
précise de Daniel Harding. Mais le chef n'est plus une révélation
et on pourra lui reprocher de rester souvent étranger au lyrisme
verdien, aux derniers éclats d'un bel canto auquel le compositeur
dit définitivement adieu. Dans cette ambiance road movie,
à la croisée des univers de David Lynch, David Cronenberg
et Matthew Barney, sa direction jouant sur les contrastes et les intensités
lumineuses évoque cependant, à plusieurs reprises, l'esthétique
de Hopper.
On ne ressort pas indemne d'une telle
représentation. A l'instar de Violetta qui meurt écrasée
contre le pare-brise géant à l'avant-scène, on en
ressort comme après un crash : choqué par de tels contresens,
mais heureux de voir que l'essence même de l'opéra y a survécu.
Aux antipodes des pompes zeffirelliennes, cette production à le
mérite inestimable de nous prouver que les oeuvres peuvent encore
nous parler, que le théâtre est encore possible à l'opéra,
et que la catharsis n'est pas qu'une notion abstraite et désuète
d'universitaires.
Sévag Tachdjian
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Lire également la critique
de E.G. Souquet pour cette même production, donnée à
Rouen en Janvier 2004