Billet
en poche, on abandonne pour quelques heures le disque
Haendel de Sandrine Piau nouvellement sorti et que l'on écoute
en boucle depuis deux semaines pour faire avec la dame l'expérience
du live. On croit tout savoir du Haendel de Piau et l'on s'attend
seulement à un beau moment de musique répétant un
peu mécaniquement les trésors de l'enregistrement, puisque
le programme lui-même s'assume comme une reprise de ces derniers.
Ce programme justement est très
intelligemment conçu, sans la relative raideur conceptuelle du disque
qui consiste à faire alterner airs tendres et de bravoure, pathos
et bucolisme. Ici le versant doloriste, arcadien, de l'oeuvre haendelien
prédomine, et il faudra attendre la fin du concert (l'ironique "faux
départ" et les bis, très prodigues) pour s'ébrouer
de virtuosité. A peine quelques airs ont été retranchés
par rapport au disque, mais l'auditeur y gagne, en première partie,
l'absolu bijou que constitue l'ébouriffant "Sposo ingrato" de Radamisto,
véritable joute oratoire entre soliste et violon concertant, pugilat
rhétorique grandiose autour de l'idée d'amour trahi.
Au concert, dans cette atmosphère
qui permet toutes les mises à nue vocales, les silences les plus
éloquents comme aussi et surtout les plus purs moments d'émotion,
Piau ressert de manière presque implacable ce qui fait toute l'excellence
de son album haendelien. La lumière profuse du timbre, ici particulièrement
servie par l'acoustique de la salle, irradie des lignes conduites sur un
souffle qui semble ne jamais devoir s'épuiser ("Sposo ingrato" et
surtout magnifique "Ombre piante" de Rodelinda). L'artiste joue
aussi de ces dégradés infinitésimaux, de ces crescendi
et decrescendi, de ce modelé diffus qui sculpte la phrase tout en
lui laissant l'apparence d'une pure abstraction sonore. Piau a la qualité
rare de sembler flotter sans peine ("Se pieta" est à cet égard
troublant à la fois de facilité et de simplicité dans
la plainte, d'ascèse sonore), mais aussi cette pugnacité,
cette virulence qui dans les airs brillants clouent le spectateur à
son siège, de par la tempétueuse radiance de la voix. Et
ici comme au disque, les da capo que l'on serait tenté de
dire "berninesques", d'une plasticité virtuose, rayonnent d'une
technique vécue plus encore qu'assumée.
Mais le concert offre à Piau,
plus que le disque sans doute, l'occasion d'un dialogue complice avec un
orchestre qu'elle connaît et qu'elle aime, et pour lequel la réciproque
est évidente. Le chef la couve, les dialogues concertants (on l'a
dit pour Radamisto mais le violoncelle en larmes d'Arianna in
Creta comme le traverso souple de Rodelinda affirment
les mêmes qualités de musicalité trouble, d'écoute
mutuelle et de dramatisme douloureux) innervent le discours avec une fluidité
de phrasé et un refus du pathos démonstratif toujours justes.
Et le live, avec la fatigue que l'on sent poindre dans la dernière
partie du programme, avec aussi la fêlure de chacun de ces personnages,
permettent à Piau d'unifier les pièces par le supplément
d'âme que n'offre que la scène, par cette tendresse poignante
que sa voix charrie comme un torrent humaniste. Qu'importent alors quelques
sons où l'artiste semble en lutte avec elle-même; qu'importent
aussi quelques vocalises bousculées dans l'urgence d'un allegro
brillant, d'une gamme virtuose culminant sur un aigu percutant, solaire.
A la fin du concert, pour une séance
de dédicace bon enfant, Sandrine Piau, avec cette robe Pompadour
relookée qui dit tout d'elle, comme le miroir "froufroutant" de
son art ténu, avec un sourire, s'excuse presque de souffrir encore
de quelques restes d'une récente laryngite. Mais elle aime tellement
Haendel, nous dit-elle... Elle nous le fait si bien aimer aussi... Et si
finalement, dans sa catégorie, LA Piau était LA diva haendélienne
?
Benoît BERGER