On le
dit, on le lit de partout, Poppée a le vent en poupe. Mieux même,
la courtisane est devenu l'un des personnages les plus bancable
du circuit lyrique. L'Opéra de Lyon s'inscrit donc dans la mode
actuelle mais monte son Couronnement à contre-courant des
productions actuelles, loin des feux du star-system.
On ne redira pas l'étonnante
modernité de cet opéra, ni non plus son climat sulfureux
d'inversion des valeurs qui voit le triomphe subversif de la luxure. Bernard
Sobel le dit assez bien à travers sa vision très personnelle
de l'oeuvre. On a un temps été chagriné par le désistement
de Peter Stein, initialement annoncé, pour "désaccord textuel".
On se console bien vite avec Sobel. Son décor expose toute la portée
universelle que le metteur en scène met dans la tragi-comédie
bâtie par Busenello. Cosmogonique, fragmenté en de multiples
facettes disjointes, l'écrin de l'oeuvre annonce clairement qu'en
ce monde, comme dans le microcosme historique, rien n'est jamais simple
ou univoque : le tyran Néron peut être capable de clémence
et d'humanité ; Octavie, reine trompée, est prête à
consommer l'adultère et à se couvrir les mains de sang ;
en Othon comme en tout amoureux sommeille un monstre d'égocentrisme.
Pessimiste en ce qu'elle ne porte pas une estime débordante au genre
humain, l'oeuvre trouve donc en Sobel un interprète fin et fiable.
Très bien éclairée, jouant du syncrétisme de
costumes antico-modernistes, la régie crée un subjuguant
théâtre de passions. Elle suscite chez chacun une vérité
du geste, une prodigieuse mobilité de visages, une corporalité
violente qui, dans les étreintes de Néron et Poppée,
est presque provocante d'érotisme suggestif. Elle met aussi en place
le jeu des silhouettes savoureuses du "second plan", virtuoses dans leurs
évolutions et succulents de verbe (Arnalta, l'Amour, le Valet).
Il faut dire aussi que les chanteurs semblent aussi avoir été
castés
pour leur physique et leur personnalité, ce dont personne ne se
plaindra.
On avait laissé William Christie,
dans Monteverdi, sur la réussite éclatante de son Retour
d'Ulysse. Ayant manifestement des affinités profondes et
subtiles avec l'univers du maître italien, le chef poursuit avec
bonheur l'exploration de son répertoire lyrique. Sa réussite,
il la doit sûrement au fait qu'il accompagne plus qu'il ne dirige
ses troupes. Le "chef" ne quitte d'ailleurs pas sa formation au moment
du rideau final et salue sa troupe du fond de la fosse. Son continuo
riche irise, irradie le texte, métaphorise la langue éclatante
de Busenello dans un succulent jeu d'imitations (les bâillements
des soldats, les éternuements du valet), sans pourtant jamais évincer
la pure violence du drame (les scènes d'Octavie) ni les serpentines
évolutions de l'héroïne. Du grand art vraiment, que
cette manière à la fois militante et modeste de Christie
de tendre la main à cette équipe qu'il a réunie avec
un soin scrupuleux. On sait le talent que le chef a pour mener à
maturité, dans les serres chaudes de ses Arts Florissants, les jeunes
bourgeons vocaux qu'il sélectionne avec amour et talent. Une fois
de plus, dans ce contexte, la voix, travaillée, polie par un Christie
enamouré, prend ici une saveur particulière, qui est celle
de la vie même plus que du chant "propre".
Dans ces conditions, sans doute les
comprimarii
sont-ils les plus favorisés par l'option du chef, qui les propulse,
éclatants de chair, solaires, sur le devant de la scène.
Il y a là, on l'a dit, de vrais miracles (Amour, Nourrice, Lucain)
qui sont pour beaucoup dans la réussite de cette oeuvre protéiforme,
de ce virevoltant mélange des genres. Il y a là aussi une
Drusilla magnifique de naïveté, de détermination, une
Arnalta qui file une magnifique berceuse et jette sur le monde l'oeil aiguisé
d'une "seconde main" plus philosophe que Sénèque lui-même.
Ce dernier, un João Fernandes de haute inspiration et de voix confortable,
offre la vision intelligente d'un stoïcien finalement bien attaché
aux biens de ce monde. Bel Othon aussi de Tim Mead, déchiré,
cauteleux et porté aux dernières extrémités
comme l'Octavie majeure de Mariana Rewerski, véritable abîme
d'humanité que l'on souhaite retrouver bien vite.
Mais cette production rayonne surtout
grâce à l'un des plus beaux couples qui soit. Lui est bien
peu philologique, ténor rude, sombre, d'une plastique ensorcelante,
que l'on rêve en Orfeo, timbre en fusion et présence violente,
moite encore de l'adultère turpide consommé dans les bras
de Poppea. Elle, Danielle de Niese, chante avec un naturel de génie
(son premier "Signor" semble presque parlé), personnage éternellement
changeant, patricienne toujours, mais gamine à l'optimisme vite
écorné face à Arnalta, stratège instillant
le venin dans l'âme de Néron, ingrate avec Othon. La chanteuse
est donc une actrice qui vampe son monde comme personne. S'était-on
seulement aperçu avant elle comme à l'acte I, scène
10, ses "combien suaves [...] te parurent les baisers de cette bouche [...]
Et les pommes de cette gorge [...] Et les douces étreintes de ces
bras", avaient tout le potentiel charnel de la scène mythique, entre
Bardot et Piccoli, du "Mépris" de Godard...?
Alors il y a certainement des défauts
dans cette production, peu n'en ont pas. Mais il y a avant tout une vérité
troublante, une humanité vibrante, un véritable amour de
cette musique qui font que ce travail-là restera dans les annales.
Benoît BERGER