C O N C E R T S 
 
...
[ Sommaire de la rubrique ] [ Index par genre ]
 
......
LYON
24/01/05
© Gérard Ansellem
L'INCORONAZIONE DI POPPEA

Claudio MONTEVERDI

Opéra en 3 actes sur un livret de Busenello

Poppée : Danielle de Niese
Néron : Mirko Guadagnini
Othon : Tim Mead
Octavie : Mariana Rewerski
Sénèque, un Tribun : João Fernandes
Drusilla, la Vertu : Judith van Wanroij
Arnalta : Marc Molomot
La Nourrice d'Octavie, Premier Domestique : Xavier Sabata
La Fortune, une Demoiselle, Pallas, Vénus : Soledad Cardoso
L'Amour : Amour Quintans
Le Valet : Isabelle Obadia
Lucain, Premier Soldat : Andres J. Dahlin
Liberto, un Consul : Vittorio Prato
Deuxième Soldat, Deuxième Domestique, Petrone : Andrew Tortise
Mercure, un Licteur, Troisième Domestique : Konstantin Wolff

Les Arts Florissants
William Christie

Mise en scène : Bernard Sobel
Dramaturgie : Michel Raoul-Davis
Décors : Lucio Fanti
Costumes : Anna Maria Heinreich
Eclairages : Aj Weissbard

Opéra National de Lyon, le 24 janvier 2005

On le dit, on le lit de partout, Poppée a le vent en poupe. Mieux même, la courtisane est devenu l'un des personnages les plus bancable du circuit lyrique. L'Opéra de Lyon s'inscrit donc dans la mode actuelle mais monte son Couronnement à contre-courant des productions actuelles, loin des feux du star-system.

On ne redira pas l'étonnante modernité de cet opéra, ni non plus son climat sulfureux d'inversion des valeurs qui voit le triomphe subversif de la luxure. Bernard Sobel le dit assez bien à travers sa vision très personnelle de l'oeuvre. On a un temps été chagriné par le désistement de Peter Stein, initialement annoncé, pour "désaccord textuel". On se console bien vite avec Sobel. Son décor expose toute la portée universelle que le metteur en scène met dans la tragi-comédie bâtie par Busenello. Cosmogonique, fragmenté en de multiples facettes disjointes, l'écrin de l'oeuvre annonce clairement qu'en ce monde, comme dans le microcosme historique, rien n'est jamais simple ou univoque : le tyran Néron peut être capable de clémence et d'humanité ; Octavie, reine trompée, est prête à consommer l'adultère et à se couvrir les mains de sang ; en Othon comme en tout amoureux sommeille un monstre d'égocentrisme. Pessimiste en ce qu'elle ne porte pas une estime débordante au genre humain, l'oeuvre trouve donc en Sobel un interprète fin et fiable. Très bien éclairée, jouant du syncrétisme de costumes antico-modernistes, la régie crée un subjuguant théâtre de passions. Elle suscite chez chacun une vérité du geste, une prodigieuse mobilité de visages, une corporalité violente qui, dans les étreintes de Néron et Poppée, est presque provocante d'érotisme suggestif. Elle met aussi en place le jeu des silhouettes savoureuses du "second plan", virtuoses dans leurs évolutions et succulents de verbe (Arnalta, l'Amour, le Valet). Il faut dire aussi que les chanteurs semblent aussi avoir été castés pour leur physique et leur personnalité, ce dont personne ne se plaindra.

On avait laissé William Christie, dans Monteverdi, sur la réussite éclatante de son Retour d'Ulysse. Ayant manifestement des affinités profondes et subtiles avec l'univers du maître italien, le chef poursuit avec bonheur l'exploration de son répertoire lyrique. Sa réussite, il la doit sûrement au fait qu'il accompagne plus qu'il ne dirige ses troupes. Le "chef" ne quitte d'ailleurs pas sa formation au moment du rideau final et salue sa troupe du fond de la fosse. Son continuo riche irise, irradie le texte, métaphorise la langue éclatante de Busenello dans un succulent jeu d'imitations (les bâillements des soldats, les éternuements du valet), sans pourtant jamais évincer la pure violence du drame (les scènes d'Octavie) ni les serpentines évolutions de l'héroïne. Du grand art vraiment, que cette manière à la fois militante et modeste de Christie de tendre la main à cette équipe qu'il a réunie avec un soin scrupuleux. On sait le talent que le chef a pour mener à maturité, dans les serres chaudes de ses Arts Florissants, les jeunes bourgeons vocaux qu'il sélectionne avec amour et talent. Une fois de plus, dans ce contexte, la voix, travaillée, polie par un Christie enamouré, prend ici une saveur particulière, qui est celle de la vie même plus que du chant "propre".

Dans ces conditions, sans doute les comprimarii sont-ils les plus favorisés par l'option du chef, qui les propulse, éclatants de chair, solaires, sur le devant de la scène. Il y a là, on l'a dit, de vrais miracles (Amour, Nourrice, Lucain) qui sont pour beaucoup dans la réussite de cette oeuvre protéiforme, de ce virevoltant mélange des genres. Il y a là aussi une Drusilla magnifique de naïveté, de détermination, une Arnalta qui file une magnifique berceuse et jette sur le monde l'oeil aiguisé d'une "seconde main" plus philosophe que Sénèque lui-même. Ce dernier, un João Fernandes de haute inspiration et de voix confortable, offre la vision intelligente d'un stoïcien finalement bien attaché aux biens de ce monde. Bel Othon aussi de Tim Mead, déchiré, cauteleux et porté aux dernières extrémités comme l'Octavie majeure de Mariana Rewerski, véritable abîme d'humanité que l'on souhaite retrouver bien vite.

Mais cette production rayonne surtout grâce à l'un des plus beaux couples qui soit. Lui est bien peu philologique, ténor rude, sombre, d'une plastique ensorcelante, que l'on rêve en Orfeo, timbre en fusion et présence violente, moite encore de l'adultère turpide consommé dans les bras de Poppea. Elle, Danielle de Niese, chante avec un naturel de génie (son premier "Signor" semble presque parlé), personnage éternellement changeant, patricienne toujours, mais gamine à l'optimisme vite écorné face à Arnalta, stratège instillant le venin dans l'âme de Néron, ingrate avec Othon. La chanteuse est donc une actrice qui vampe son monde comme personne. S'était-on seulement aperçu avant elle comme à l'acte I, scène 10, ses "combien suaves [...] te parurent les baisers de cette bouche [...] Et les pommes de cette gorge [...] Et les douces étreintes de ces bras", avaient tout le potentiel charnel de la scène mythique, entre Bardot et Piccoli, du "Mépris" de Godard...?

Alors il y a certainement des défauts dans cette production, peu n'en ont pas. Mais il y a avant tout une vérité troublante, une humanité vibrante, un véritable amour de cette musique qui font que ce travail-là restera dans les annales.
 
 

Benoît BERGER
[ Sommaire de la Revue ] [ haut de page ]