RAFRAÎCHISSANT POSTILLON
Le postillon Chapelou a une belle voix
de ténor et c'est aussi le coq du village, fier de ses succès
féminins. Le soir de ses noces avec Madeleine, il est entendu par
le Marquis de Corcy, alors qu'il chante le fameux air du Postillon. Directeur
de l'Opéra à la cour de Louis XV, Corcy, accidentellement
bloqué à Lonjumeau par une roue de carrosse brisée,
est à la recherche de nouveaux talents pour son théâtre
; il engage aussitôt Chapelou, mais à une seule condition
: il devra le suivre immédiatement, abandonnant la jeune épousée.
Le jeune homme se laisse vite convaincre et s'enfuit avec Corcy, sitôt
la réparation faite par le maréchal-ferrant Biju.
L'acte II nous permet de retrouver
nos protagonistes 10 ans plus tard. Madeleine a hérité d'une
vieille tante et peut se faire passer pour la riche et noble Madame de
Latour dans laquelle ni Corcy, ni Chapelou, ni Biju (devenu choriste sous
le nom d'Alcindor) ne l'ont reconnue.
Courtisée à la fois
par Corcy et Saint-Phar, elle accepte les avances de ce dernier, sous la
réserve d'un mariage secret... dont elle connaît bien la valeur.
Craignant d'être poursuivi pour bigamie, Saint-Phar convainc Alcindor
de lui servir de prêtre. La supercherie est découverte par
Corcy qui neutralise Alcindor : c'est un vrai mariage qui aura lieu et
le marquis compte bien faire emprisonner son rival qu'il sait déjà
marié. Mais on n'est pas bigame en épousant deux fois sa
femme et l'acte III se termine sur un happy-end : époux réconciliés
et marquis dupé.
Sur cette trame bien ficelée,
Adam a composé une petite merveille de partition, typique de ce
répertoire : légère sans vulgarité, sensible
sans niaiserie, délicieusement parodique sans lourdeur. Il s'agit
bien d'un chef-d'oeuvre, chef-d'oeuvre d'un art mineur peut-être
(et encore) mais un chef-d'oeuvre tout de même.
Cette "folle décennie" est servie
par la mise en scène respectueuse, mais toujours originale de Patrick
Abéjean qui en revendique avec justesse la modernité : "[...]
Cette fable écrite en 1836 (100 ans avant les congés payés)
pourrait nous paraître désuète. Croit-on encore aux
fabuleux destins ? Un inconnu peut-il devenir une vedette du jour au lendemain
? Un homme peut-il encore abandonner sa jeune épouse pour quelqu'un
qui lui promet monts et merveilles ? Les chanteurs lyriques sont-ils capricieux
? Les choristes font-ils encore grève ?".
Les décors, stylisés
au premier acte et plus réalistes aux suivants, sont simples et
pleins de poésie : rideau d'avant-scène reproduisant une
carte postale ancienne de l'auberge de Longjumeau (avec un "g" cette fois),
quelques têtes de chevaux multicolores (façon "enseigne de
boucherie chevaline") pour la salle de banquet, coulisses de théâtre
vus tantôt à l'endroit, tantôt à l'envers, garnis
de vieilles affiches d'opérettes...
Les costumes des solistes sont sobres
et bien typés ; ceux des choristes sont un peu plus délirants,
notamment quand lesdits choristes interprètent... les choristes
qui menacent de faire grève : toges, péplum, couronnes en
corbeille de fruits ; le tout, soit trop grand (et ça plisse), soit
trop petit (et le ventre dépasse), soit de la mauvaise couleur (une
imitation "chair" d'un parfait rose bonbon).
La dramaturgie fonctionne à
la perfection : les textes parlés sont compréhensibles (indispensable
dans ce genre d'ouvrage où l'esprit des réparties est capital),
les deux époques bien caractérisées (le ton
un peu familier du premier acte est bien rendu, évitant la vulgarité),
enfin, l'ensemble constitue un spectacle homogène et bien rodé,
huilé comme une mécanique de précision (élément
clé de tout vaudeville).
Côté chanteurs, le bilan
est satisfaisant, à défaut d'être excellent.
Bruno Comparetti a certainement un
très grand potentiel dans ce répertoire, même si la
voix gagnerait à être plus corsée dans le medium et
le passage mieux négocié ; les suraigus sont impressionnant,
bien qu'ils flirtent souvent avec l'accident (trac ou carence technique
?) : le contre-ré de "L'air du Postillon" se révèle
plutôt instable ; mais l'artiste se montre généreux
("A la noblesse je m'allie" nous vaut une vocalise conclue sur un contre-mi
bémol quasiment suicidaire) et on lui pardonne volontiers ces imperfections
de jeunesse. Avec ça, bon acteur et plein d'humour (il intercale
un "Carmen tu m'aimeras" dans son duo avec Mme de Latour) : très
probablement un chanteur à suivre, s'il ne s'égare pas dans
d'autres répertoires.
Isabelle Poulenard incarne Madeleine
/ Mme de Latour en technicienne accomplie : vocalises et suraigus ne lui
font pas peur, le tout dans un parfait respect du style de l'opéra-comique.
Enfin, l'actrice est crédible dans les deux facettes du rôle.
Seule réserve, un volume vocal un peu confidentiel heureusement
compensé par une diction exemplaire.
Les deux barytons sont de tout premier
ordre : Jean Vendassi en Bijou semble même appartenir à une
école des "rondeurs" qu'on croyait disparue (les Trempont et Bastin
ayant laissé la place à des Le Roux et Naouri pour ce type
de rôle). Quoique dépourvu de grand air, Laurent Alvaro séduit
par une voix solide et bien timbrée, un chant impeccable, au service
d'une interprétation ironique qui ne force jamais la caricature.
L'orchestre est dirigé par
Philippe Cambreling (frère de Sylvain : il y a des brebis galeuses
dans toutes les familles et je ne dirai pas laquelle) : quelques décalages
et canards en seconde partie, mais un rythme vif et une attention particulière
aux chanteurs (facilement couverts) qui contribuent à la réussite
de cette représentation.
Car il s'agit bien d'une réussite
et on ne peut qu'espérer revoir ce spectacle dans une Salle Favart
rendue à son répertoire de prédilection (comme disait
mon voisin : "On a eu moins bien pour plus cher... et souvent !").
Pourtant, aux saluts, on a failli
friser le scandale : à l'apparition du metteur en scène,
un vieillard furibond se met à pousser des hués ; tout rouge,
il fulmine, lançant à la cantonade : "Bientôt ici ce
sera comme à Bastille" !
Mon pauvre ami, si vous saviez...
Placido CARREROTTI
Voir également notre dossier
consacré à Adolphe Adam