Il est
rare de voir une production d'Il Prigioniero de Luigi Dallapiccola,
ce qui est fort dommage étant donné que cet ouvrage constitue
un jalon dans l'opéra de la seconde moitié du XXe siècle.Saluons
donc d'emblée l'initiative de l'Opéra de Nancy, qui a mis
les bouchées doubles pour cette production et a voulu faire preuve
d'originalité : l'entrée des spectateurs se fait par les
coulisses, dans lesquelles sont exposées des peintures, dont certaines
inspirées du Piranese, réalisées par des détenus
de la maison d'arrêt d'Epinal. Le sentiment d'étrangeté,
d'inconnu, voire l'appréhension qui saisissent le spectateur traversant
ces lieux perdure lorsqu'il passe sur la scène où des artistes
costumés sont déjà en place, le tout sur fond (enregistré)
des superbes Canti di prigionia, oeuvre pour choeur et ensemble instrumental
de Dallapiccola, ainsi que des textes écrits par des élèves
du centre d'enseignement de la maison d'arrêt d'Epinal. On pénètre
enfin dans la salle, éclairée de manière inhabituelle.
Tout cela plonge le public, avant même que le spectacle ne commence,
dans une ambiance particulière et bien adaptée au sujet de
l'opéra.
Rappelons en quelques mots l'intrigue
de cet ouvrage.
En Espagne, sous le règne de
Philippe II, une mère est ravagée par l'angoisse et l'inquiétude
au sujet de son fils emprisonné. Lors d'une entrevue entre les deux
personnages, le prisonnier avoue à sa mère connaître
l'espoir depuis qu'un geolier l'a appelé "Fratello" (Mon frère).
Dans la scène suivante, le geolier fait pressentir au Prisonnier
que les troubles dans les Flandres annoncent la chute prochaine de Philippe
II, et que le temps de la liberté est sans doute proche. Le geolier
quitte la cellule, laissant la porte entrouverte. Le prisonnier s'enfuit,
mais il se retrouve face au Grand Inquisiteur qui n'est autre que le geolier.
Décontenancé, vaincu par la "torture morale" que lui a faite
subir le Geolier/Inquisiteur, le Prisonnier monte sereinement au bûcher.
Un "pré-prologue" (puisque l'opéra
en contient déjà un) est ajouté pour cette production.
Il est constitué des Frammenti di Saffo (pour soprano et
15 instruments, extrait des Liriche greche, pratiquement contemporains
d'Il Prigioniero) et d'une courte scène parlée (texte
du metteur en scène). Si les Frammenti di Saffo, chantés
par "la Mère", constituent une anticipation du monologue que chantera
ce personnage au début de l'opéra même, par contre,
la scène parlée (par un comédien étranger à
l'action de l'opéra), n'apporte pas grand-chose. N'eût-il
pas mieux valu exécuter en seconde partie (ou en première)
les fameux Canti di priogiona, avec les trois Liriche greche,
et les mettre en scène, ce qui aurait en outre permis de rallonger
le spectacle de façon plus naturelle, spectacle qui, en l'état,
atteint difficilement l'heure (l'opéra seul dure 45 minutes environ)
? Là encore, nous restons un peu sur notre faim, tout comme la vision
scénique de la Sonate pour
deux pianos et percussions donnée en prélude au Château
de Barbe-Bleue de Bartok nous avait un peu déçus
en début de saison.
L'interprétation musicale est
de qualité.
Louons tout d'abord la très
belle et très sûre direction musicale de Bernhard Kontarsky,
ainsi que la performance de l'orchestre et des choeurs de l'Opéra
de Nancy, renforcés par les choeurs de la Philharmonie de Bratislava
: la sensation de masse est capitale dans cet ouvrage (et respecte d'ailleurs
le souhait du compositeur qui voulait amplifier le choeur en coulisses
après l'évasion du Prisonnier, ce qui provoque un déferlement
sonore très impressionnant).
Raffaella Angeletti possède
une riche et sonore voix de soprano qui convient particulièrement
bien au personnage angoissé de la Mère. Il est par contre
dommage qu'elle ne soit pas crédible scéniquement (mais la
faute en revient surtout au metteur en scène) : elle semble plutôt
la femme du Prisonnier que sa mère (allusion à Fidelio
?...).
Vincent Le Texier, très investi,
incarne un Prisonnier massif. La voix est là aussi riche, "grosse",
ce qui donne une désagréable sensation d'instabilité
par moments. Ainsi Vincent Le Texier a-t-il du mal à gérer
les demi-teintes dans l'aigu que requiert absolument le rôle, notamment
pour les appels sur "Fratello" qui, ici, sont fragiles et manquent
de magie. Il sait cependant mettre en relief les brusques sursauts du personnage,
son sentiment de révolte, puis l'acceptation désabusée
de la mort.
Riccardo Cassinelli campe un très
convaincant geôlier/ Grand Inquisiteur. La voix et le jeu, sobre,
servent très bien la perfidie de ce personnage abject.
La vision scénique fait là
encore preuve d'originalité. L'action se passe derrière un
rideau de tulle, tantôt transparent, tantôt brusquement opaque,
sur lequel sont projetées des images mobiles étonnantes et
prenantes - lointaine évocation de graffitis tracés sur les
murs de prison - (des traits finissant par former des barreaux, un "gribouillage"
noir tracé à très grande vitesse occultant progressivement
la scène), ou intrigantes et moins convaincantes (des visages "volant"
et grossissant telles les bulles d'un liquide gazeux, des spirales répétitives
sur les côtés...) Les éclairages remarquables concourent
à la réussite de certains effets visuels. Le décor
est dénudé. La Mère évolue autour d'un cheval
de bois pour enfant, de personnages découpés dans du papier,
écho d'un passé heureux et nostalgique, qui fait ressortir
l'absence de l'enfant de manière touchante (ce qui semble en contradiction
avec la présence sur scène d'un enfant, accompagné
par le Narrateur, durant le Prologue...).
Le choeur est curieusement costumé.
Couleurs vives, perruques blanches toutes identiques pour les femmes (tels
les enfants du Village des damnés, film fantastique britannique
réalisé par Wolff Rilla en 1960). L'effet de contraste avec
l'ambiance sombre du décor est certes marquant à défaut
de convaincre complètement. Curieux également, le réalisme
soudain des costumes qui habillent les prêtres et le Grand Inquisiteur
: ils rompent avec l'abstraction qui prévaut dans le reste du spectacle
qui vise plutôt à éluder toute référence
temporelle et spatiale.
La prison n'est évoquée
que par les projections. La sensation d'enfermement, voire de claustrophobie,
à mon sens indispensable, qui doit trancher avec le Prologue et
la fin de l'ouvrage (la fuite, puis le bûcher) est ici cruellement
absente
: scène nue, pas de rideaux latéraux, l'immense espace vide
ainsi créé s'accorde mal avec l'univers carcéral.
De même, la passerelle ascendante qui émerge du sol à
la fin de l'ouvrage intrigue : sortant de ce qui semble être le bûcher,
elle se tourne vers les coulisses et le Prisonnier la gravit doucement,
semblant fuir les flammes...
L'émotion est cependant présente
à certains moments clés, notamment toute la scène
finale, avec cet " Épilogue silencieux ", où la mère
revient sur scène prendre le manteau que portait son fils.
Une vision intéressante donc,
mais qui semble se contredire à plusieurs occasions ou être
en décalage avec l'action. On reste cependant captivé, surtout
du fait d'une très belle exécution musicale, par ce véritable
chef d'oeuvre qui mériterait d'être monté plus souvent
sur nos scènes.
Pierre-Emmanuel Lephay