L'oeuvre
choral de Camille Saint-Saëns est dominé par l'Oratorio
de Noël, le Psaume XVIII "Coeli enarrant" et, surtout,
Le Déluge ainsi que la Messe de Requiem. Tout passionné
du compositeur sait cependant que le vieux Maître a composé
en 1912 un oratorio anglais, The Promised Land, créé
au Festival de Gloucester le 11 septembre 1913, et salué avec enthousiasme
par Sir Hubert Parry. Redonné en version française au Théâtre
des Champs-Élysées le 20 février 1916, il ne fut plus
jamais exécuté depuis. Tous les biographes le citent, et
seul le pieux Emile Baumann émet un commentaire, et encore plutôt
négatif : "composition faite sur commande, avec un texte anglais,
d'une froideur puritaine où l'on chercherait en vain l'interprète
biblique de Samson, du Déluge, ou du Psaume XVIII".
Même la somme toute récente de Jean Gallois (éditions
Mardaga) se contente, après citation, de le comparer - un peu vainement
- aux oeuvres écrites en cette même année 1912 : Jeux,
Daphnis et Chloé, La Péri ou Pierrot Lunaire.
Je suppose que depuis la parution de
sa monographie, Jean Gallois a dû prendre connaissance du manuscrit
puisqu'il développe une analyse conséquente dans le programme
du concert, tout en reprenant ces comparaisons, assaisonnées toutefois
d'un : "soyons lucides et justes !"
L'introduction de ce même programme,
due au chef Jean-Philippe Sarcos, nous apprend les déboires de l'oeuvre,
qui expliquent sans doute son oubli total depuis 1916. Voici ce qu'il nous
dit :
"Il y eut d'abord la patiente recherche
de la partition. Différents ouvrages parlaient d'une grande oeuvre
pour solistes, double choeur, orgue et orchestre de la fin de la vie du
maître, qui devait être somptueuse, mais depuis 1916, où
elle semble avoir été créée au Théâtre
des Champs-Élysées, plus de traces d'exécution, ni
de partition... étrange.
"Ce fut finalement au pays de Galles
que nous la retrouvions. Il fallut faire réimprimer spécialement
les partitions pour les chanteurs et instrumentistes, travailler, corriger
les fautes, encore travailler pour, après des mois d'efforts, voir
se dresser devant nous cette fresque majestueuse où parle, vit et
meurt l'impressionnant Moïse.
"L'oubli de cette oeuvre n'avait tenu
qu'à des problèmes secondaires de partitions égarées
dès 1916, une période de l'Histoire où l'édition
musicale n'était pas une priorité..."
En 1843 - Saint-Saëns a 13 ans
- il esquisse un oratorio : Les Israélites sur le mont Horeb,
qu'il n'achèvera pas. Mais la figure de Moïse devait le poursuivre
puisque, rencontrant le librettiste et pianiste Hermann Klein en Angleterre
en 1912, il accepte la proposition d'écrire un oratorio sur le héros
biblique. Coécrit par le compositeur, le livret est fort beau. Evitant
les "scènes à faire" (passage de la Mer rouge, récolte
de la manne, adoration du Veau d'or), il se concentre sur les rapports
entre Moïse et son Dieu, entre Moïse et son frère Aaron,
entre Moïse et son peuple. Et insiste sur les errements et les doutes
des Israélites et de leurs leaders. Livret dense et remarquable,
car tourné vers l'essentiel, s'inspirant de l'Exode, des
Nombres
et du Deutéronome. Loin des descriptions imagées du
Déluge, il est proche des textes saints, possède un
souffle indéniable et recèle une réelle et profonde
intériorité.
L'oeuvre est en trois parties, précédée
d'un prélude solennel et hiératique, dominé par les
bois et les cuivres. La première partie est consacrée au
périple du peuple d'Israël dans le désert et, faisant
suite à son désespoir, au jaillissement de l'eau du Rocher.
Cette scène est éblouissante par son orchestration quasi
impressionniste. Le Trio conclusif est manifestement écrit pour
un grand choeur à l'anglaise. La deuxième partie, la plus
haute d'inspiration sans doute, conte les doutes du peuple et les prières
des frères Moïse et Aaron. Introduit par un récit de
baryton admirablement ciselé, il culmine sur un magnifique finale,
enchaînant quatuor, choeur a capella ("The Lord will
not always chide") et un "chant de Moïse' sous forme de marche rythmée
par les pizzicati des cordes : un grand moment. La troisième
partie relate la mort du patriarche sur la montagne. La mort de Moïse
elle-même, récitée par le ténor, est sous-tendue
par des harmonies aux violons curieusement bien "modernes" pour un musicien
si volontiers taxé d'académisme. Vient alors une superbe
déploration suivie, esquissée par les timbales (lesquelles
ont fort à faire dans cette partition), d'une belle louange finale
au Seigneur.
L'ensemble est véritablement
impressionnant, le public a d'ailleurs réservé une superbe
ovation aux quelques...300 exécutants ! Choeurs et solistes, loin
d'être statiques, se mouvaient dans les nefs selon les subtils conseils
de Jeanne Roth, responsable de la "mise en espace'. Ainsi, les choeurs
entraient en procession, puis "jouaient' le peuple durant le déroulement
de l'aventure sacrée. Les solistes se promenaient et intervenaient
de la nef ou de la chaire de vérité. Sur le geste du chef,
le grand orgue de Saint-Germain introduisait les récitatifs et appuyait
magistralement les conclusions chorales.
Solistes fort remarquables, de Barbara
Morihen, puissant soprano, à Jean-Noël Briend, ténor
délicat, Jacques L'Oiseleur des Longchamps, baryton-basse des plus
expressif ou Anne Pareuil, alto sublime dans son récit "Behold,
thy days approach that thou must die". Les choeurs, oscillant entre le
recueillement de Bach et l'exaltation de Haendel, ont été
à la hauteur d'une partition qui les sollicite constamment. Ils
furent d'ailleurs formidablement applaudis à l'issue du concert
ainsi que leur chef, Korre D.Foster et, maître d'oeuvre, Jean-Philippe
Sarcos. Signalons que l'orchestre, en guise de mise en bouche, avait proposé
la juvénile Deuxième symphonie du Maître, dont
l'allegro initial puissamment fugué, préludait parfaitement,
en arche, à La Terre Promise.
En conclusion, une splendide soirée,
réitérée le lendemain à la Trinité et
le 17 février au Cirque d'Hiver Bouglione. Espérons vivement
un enregistrement : l'oeuvre est belle et digne de figurer aux côtés
du Déluge ou des quatre oratorios de Massenet. Elle témoigne
de la splendeur de l'école française de cette époque
bénie.
On comprendra donc que ce concert du
10 février 2005 fut, en fait, une véritable recréation,
d'un très grand intérêt. Le public, très nombreux,
témoignait du succès de cet oratorio et l'ambiance, électrique,
était celle d'une première mondiale, comme celle de la Suite
parnassienne de Massenet en novembre 2003. Puissent ces évènements
se renouveler : ils sont rares, et beaux.
Bruno PEETERS