Une ville
en guerre, dirigée par un prince étranger à la conception
du droit assez relative... Nous ne sommes pas à Bagdad en 2003,
mais dans une Rome "qui a encore 500 ans à attendre avant la naissance
et la mort du Christ". Britten a composé The Rape of Lucretia en
1946, soit un an après le succès de Peter Grimes. Cet opéra
de chambre, qui ne remportera qu'un succès public très relatif,
explore pourtant les mêmes thèmes : l'innocence perdue, la
rédemption, la contamination de l'individu par la société
(" plus la société est vicieuse, plus l'individu est vicieux",
disait Britten ) : c'est en effet après un pari entre Tarquinius,
Junius et Collatinus sur la fidélité respective de leurs
épouses que le prince étrusque trame le désir de posséder
Lucretia, la seule restée fidèle à son époux,
Collatinus. Tarquinius arrivera à ses fins par la force. Après
avoir raconté à son mari ce qui lui est arrivé, Lucretia
préfère se donner la mort malgré la consolation qu'il
lui apporte et le pardon qu'il lui accorde.
L'Opéra de Montréal présente
chaque année un opéra qu'on n'associe généralement
pas au répertoire courant. Si Les Dialogues des Carmélites,
Peter Grimes, Thérèse Raquin n'ont pas fait salle comble
dans les années passées, ils ont quand même contribué
à donner un souffle nouveau à des saisons qui s'enfonçaient
dans la routine. En présentant cette année The Rape of
Lucretia, l'Opéra de Montréal nous fait découvrir
une oeuvre forte, attachante et, par le sujet, d'une troublante actualité.
C'est grâce à la collaboration de la Société
de musique contemporaine du Québec et de son ensemble de treize
instrumentistes que l'opéra a pu être monté dans un
petit amphithéâtre de 875 places. Cette représentation
affichait complet, et la réception du public a été
positive, ce qui constitue un encouragement pour certaines productions
plus difficiles d'accès l'année prochaine (Le Château
de Barbe-Bleue et Erwartung ouvriront la saison 2003/2004 ).
D'emblée, on doit saluer la
prestation des quatre chanteurs principaux. Il faut souligner d'abord la
forte présence et la voix riche de Luretta Bybee en Lucretia. Elle
fut touchante dans l'expression de la tendresse et du renoncement et énergique
dans les moments de folie passagère. Aaron St. Clair Nicholson,
en Tarquinius, convaincant et sombre au possible, a créé
une forte impression par une magnifique projection vocale. Alain Coulombe,
dont on a apprécié l'ampleur du timbre, a joué son
personnage avec noblesse et autorité. Quant à Alexander Dobson,
il a été intense en Junius.
Le Choeur d'hommes fut efficace par
la clarté du jeu et la beauté de la voix, même si le
difficile passage en vocalises évoquant la chevauchée de
Tarquinius vers Rome lui a posé quelques problèmes. Le Choeur
de femmes par contre n'arrivait pas à combler ses faiblesses vocales
par une présence bien trop nerveuse et d'une hystérie un
peu artificielle qui n'ajoutait rien à la compréhension de
l'oeuvre. Noëlla Huet et Amy Pfrimmer ont magnifiquement tenu et chanté
les rôles des suivantes.
© Opéra de Montréal
Renaud Doucet, remarqué récemment
par la rédaction de Forum Opéra pour sa mise en scène
de Cendrillon à Strasbourg,
signe une mise en scène et une direction d'acteurs intelligente
qui nous éloigne d'une façon heureuse des kitscheries d'une
Rome façon péplum hollywoodien : dans un sobre décor
de rideaux qu'on tire selon les besoins de l'action, avec des costumes
qui soulignent le rang des personnages, Renaud Doucet a créé
une mise en scène soucieuse de bien montrer les subtilités
du texte. Il a eu quelques idées heureuses comme les Choeurs habillés
en pasteurs, crucifix sur le revers de la veste (ce qui était approprié
pour les passages évoquant le Christ et pour la pensée rédemptrice
de l'épilogue ) ou le brusque baiser que donne Lucretia à
Lucia dans la scène de démence. Mais on regrette aussi que
le metteur en scène ne soit pas allé au bout de certaines
de ses bonnes pensées : ainsi, Doucet veut visiblement faire sortir
les Choeurs de la stricte fonction de commentateur dévolue au Coryphée
dans la tragédie grecque antique : l'intention est louable et intéressante
mais le résultat (les Choeurs tirant les rideaux la plupart du temps
en se lamentant) a de quoi décevoir. De même, sa façon
de montrer Lucia et Bianca comme témoins impuissants du drame a
également de quoi surprendre, surtout lorsque le lendemain, celles-ci
demandent à leur maîtresse si... elle a bien dormi ! Quant
au montage vidéo de Bernard Uzan, façon porno chic et choc,
il était tout à fait inapproprié dans cette oeuvre
qui traite si justement du dit et du non-dit, du passage du discible à
l'indiscible... Quelques clichés de ce genre n'ont cependant pas
suffi à gâter la clarté de cette production.
Réal Boucher
& Rémi Bourdot