Divo en toute simplicité
Magnifique récital
que celui que nous a offert Philippe Jaroussky ce soir au Théâtre
du Palais-Royal, et dont on sort émerveillé par l'infinie
beauté du programme proposé en même temps qu'envoûté
par la prestation du contre-ténor. Je ne résiste pas au plaisir
de citer Bernard Schreuders pour résumer
l'impression qui prévalut tout au long du concert : "Le chant
s'élève et vous tendez l'oreille, ébloui, incrédule,
confondu par tant de lumière, de naturel et de grâce."
En effet : lumière, naturel et grâce semblent bien être
les principaux atouts du jouvenceau au minois d'ange entendu ce soir. Et
quelle grâce...
Mais revenons au début
et ne mettons point la gambiste avant la viole. Il faut tout d'abord dire
un mot du programme. Rarement artiste en récital (et de surcroît
si jeune) aura proposé programme aussi cohérent, savamment
construit, agencé, sans pour autant sombrer dans la monotonie. Et
il en fallait, de l'audace, pour consacrer la majeure partie de la soirée
à un compositeur aujourd'hui bien oublié, Benedetto Ferrari
- auteur pourtant du plus sublime duo d'opéra que l'on puisse imaginer
: le Pur ti miro final du Couronnement de Poppée monteverdien
!
Car Philippe Jaroussky ne
se contente pas d'être très remarquablement doué pour
son âge : il est également très intelligent, et fait
preuve d'une sagesse et d'une maturité impressionnantes dans le
choix de son répertoire ; son premier disque en solo, qu'il enregistre
ces jours-ci pour Ambroisie, sera consacré à Ferrari, précisément
- pouvait-on faire meilleur choix que celui d'un génie méconnu
pour un premier jalon discographique ? Assurément, non, et Jaroussky
le sait.
Tout comme il sait construire
un récital et captiver un auditoire une heure et demie durant. Dès
le Frescobaldi d'ouverture, contrasté et concentré, le décor
est planté, et le chanteur, bien campé sur ses deux jambes,
saisit l'auditeur à bras-le-corps pour ne plus le lâcher -
en dehors de quelques ravissantes pauses instrumentales -, et ce dans une
forme vocale qui ira crescendo jusqu'aux jouissifs Ferrari de fin
de soirée. Il y a quelque chose d'incantatoire dans la façon
qu'a Jaroussky d'articuler ces textes magnifiques, de modeler (avec le
plus désarmant des naturels) sa voix si souple au gré de
la courbe mélodique, de jouer (avec la plus confondante des aisances)
de son timbre si pur et si fascinant ; et le minuscule théâtre
du Palais-Royal se fait l'écrin parfait pour accueillir le bandeau
d'argent si gracieusement ciselé par le contre-ténor.
De Ferrari, Jaroussky nous
fait découvrir le foisonnement musical, le complexe raffinement,
et surtout des audaces harmoniques - notamment, pour ne citer que cet exemple,
dans l'endiablée chaconne qui terminait le programme, Amanti
io vi so dire, de fantastiques emprunts modulants au mineur, provoquant
frottements et dissonances capiteuses dont le seul souvenir provoque des
frissons le long de l'échine - que le père de l'Orfeo
n'aurait certainement pas reniés. Qu'il soit accompagné de
tout le continuo ou du seul théorbe (magnifiques Cosi bella voi
siete, Degg'io amarvi, et surtout Avverti o cor), le contre-ténor
hypnotise dans une musique d'une beauté telle que l'on se demande
comment on a pu l'ignorer de manière aussi flagrante.
Chez Strozzi, dont il caresse
chaque phrase du sublime Lagrime miei de son timbre ambigu et de
son souffle zéphyrien, il exacerbe la plainte déchirante
et pourtant si pudique. Dans sa récente interview,
Jaroussky prétendait ne pas être conscient du potentiel érotique
de sa voix - permettez-moi de douter de sa sincérité, ou
alors de le taxer d'une modestie excessive !
Car si l'amour est, comme
nous le chante ce jeune poète à la voix claire et pulpeuse,
si cruel, et ses tourments si aigus, qu'il est néanmoins doux et
enivrant d'entendre la plainte de l'amant infortuné lorsqu'elle
emprunte ses accents ! Et qu'il est jubilatoire de l'entendre dénigrer
Cupidon (Amanti io vi so dire) avec une énergie, une espièglerie,
et un goût du jeu contagieux, qui font anticiper ses prochains Néron,
qu'ils soient monteverdien ou haendelien ! Car bien plus qu'une voix hors
du commun, Jaroussky, c'est avant tout un tempérament, une présence
et une intelligence phénoménales, qui feraient pâlir
nombre de ses aînés.
Et dire qu'il y en a (encore)
pour s'étonner de ce qu'à l'époque baroque, dans certaines
sociétés, le divo n'avait rien à envier au
statut de nos divas... Non, vraiment, les grincheux bourrés d'a
priori à l'égard d'un tel artiste ne savent pas ce qu'ils
manquent. Pour tous les autres, tendez l'oreille au chant de Jaroussky,
et vous risquez de ne plus jamais envisager les anges de la même
manière : à quelque altitude que culmine leur voix (pour
laquelle on se damnerait volontiers), ils ont bel et bien les pieds sur
terre (et la tête sur les épaules). Et c'est tant mieux pour
les terriens qui croisent leur route !
Mathilde Bouhon
Lire
aussi l'interview de Philippe Jaroussky par Bernard Schreuders