UNE VOIX SUBLIME VENUE D'AILLEURSÖ
Ce récital inscrit dans le cycle
"Les Grandes Voix" était l'occasion de retrouver un David Daniels
devenu trop rare à Paris depuis ce soir de première au Palais
Garnier, en septembre 2002, où il avait chanté le rôle-titre
dans Giulio Cesare.
Si Ian Bostridge a d'ores et déjà
pulvérisé l'image traditionnelle du ténor, en sachant
imposer sa personnalité très particulière, il semble
que David Daniels soit en passe de faire de même avec la voix de
contre-ténor, comme en témoignent ces lignes du compositeur
Theodore Morrison, dont le cycle "Chamber Music" figure au programme de
cette soirée : "Si personne ne saurait plus douter de ses capacités
à interpréter la musique baroque, David Daniels a dépassé
cette vision restreinte du contre-ténor, grâce notamment à
l'accomplissement vocal et dramatique spectaculaire de ses récitals,
avec la très belle collaboration de Martin Katz, qui parvient à
interpréter les musiques de tous styles et de toutes époques".
(Printemps 2004)
Tout est dit, à la seule différence
que, si depuis toujours, personne n'a jamais pensé, parmi les puristes,
à reprocher à une voix de ténor d'aborder les mélodies,
et pour cause, il semble que ces derniers n'hésitent pas à
faire la moue devant un contre-ténor qui aborde ce répertoire.
Or, nous sommes en présence
d'un musicien absolu et d'un artiste véritable, original, doué
d'une immense curiosité artistique et d'une certaine audace, qui
se plaît à nous surprendre en se trouvant où l'on ne
l'attend pas... Il faut en effet une certaine insolence, d'une part pour
s'emparer, dans son cas, des mélodies de Mozart, Fauré ou
Ravel, et, d'autre part, chanter la musique baroque accompagné
au piano, une véritable "hérésie" pour les "intégristes"
de ce milieu.
Je garde en mémoire une phrase
pleine d'humour du grand James Bowman au cours d'un de ses récitals
: "Que les baroques me pardonnent, mais je vais vous chanter Purcell harmonisé
par Britten".
Il est clair que David Daniels, contrairement
à certains de ses collègues, ne souhaite pas être "formaté"
et enfermé dans le carcan baroque. Sur ce point, on ne peut que
lui donner raison, car si l'on estime désormais acquis que toutes
les voix peuvent aborder toutes les mélodies, à quelques
exceptions près, certes, et sauf bien entendu lorsqu'elles sont
écrites pour une voix bien spécifique, on ne voit vraiment
pas pourquoi seuls les contre-ténors devraient être exclus
de ce genre.
Et si quelques doutes subsistent encore
à ce sujet, ce programme très éclectique et magnifiquement
composé, panaché d'úuvres connues et moins connues, attendues
et inattendues devrait suffire à les dissiper.
Les Mozart du début mettent
en valeur les qualités intrinsèques du chanteur : style à
la fois délicat et naturel, plénitude de la voix, musicalité
absolue, souffle au kilomètre, et maîtrise totale de l'instrument.
Les Fauré qui suivent constituent
un des sommets du récital : diction exemplaire, poésie, raffinement,
étrangeté comme venue d'ailleurs. Cette voix paraît
idéale pour ces mélodies qu'elle fait baigner dans une sorte
de ferveur extatique, un peu vénéneuse, certes, mais sans
doute très proche de ce que souhaitait le compositeur.
Les "Cinq mélodies populaires
grecques" sont une vraie surprise, empreintes d'un curieux mélange
de féminité et de virilité, d'une grande pureté,
d'une grande musicalité et toujours de cette poésie raffinée,
marque de fabrique du contre-ténor. Grâce à lui, ces
pages célèbres, en apparaissant sous un éclairage
différent, trouvent une nouvelle signification. Le résultat
est passionnant...
La deuxième partie s'ouvre avec
un répertoire plus connu et aussi plus convenu : on sait quel immense
haendelien David Daniels peut être, avec ces vocalises irréprochables
et cet abattage qui le caractérisent. Il en est de même pour
les célèbres "Arie Antiche" qui, comme le savent tous les
chanteurs, sont le "baume de la voix".
Les mélodies de Morrison, écrites,
il est vrai, sur mesure pour Daniels, constituent indiscutablement le deuxième
sommet de cette soirée : traversées par la passion, la violence,
l'élégie, le désespoir, elles comportent même
quelques vocalises "alla Georg Friedrich Haendel". Daniels en livre une
interprétation à la fois stylée et pleine d'autorité,
voire de véhémence.
La générosité
étant également une des qualités de cet artiste, le
public de plus en plus enthousiaste s'est vu gratifier de "bis" mémorables
: un "Music for a While" de Purcell quasiment digne de Deller, une "Belle
jeunesse" de Poulenc (extraite des Chansons Gaillardes) époustouflante
de précision et d'humour, une superbe mélodie d'un compositeur
américain, Alec Wilder, "Blackberry Winter"(*),
à tomber en pâmoison, et last but not least, une "Berceuse
Créole" d'Henry Sauguet à faire pâlir nombre de récitalistes
chevronnés...
Le formidable Martin Katz, un des accompagnateurs
préférés de Marylin Horne, fidèle à
sa légende, s'est révélé le compagnon de route
idéal pour ce partenaire extraordinaire et a su, comme le précise
Morrison, "accompagner tous les styles, toutes les époques".
Tout cela donne envie de remercier
David Daniels pour son engagement, son courage, sa liberté et sa
curiosité artistique, qui nous emmènent loin des sentiers
battus, vers un grand ailleurs, celui des poètes, un peu étrange,
certes, mais les vrais artistes ne le sont-ils pas toujours un peu, et
même parfois beaucoup ?
Juliette BUCH
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(*) David Daniels a gravé cette
mélodie sur le CD A
Quiet Thing