Salieri
réhabilité
Comment ne pas penser à Mozart
? Ne pas voir le visage sévère et anguleux de Salieri du
film Amadeus de Milos Forman ? Ne pas avoir d'à priori sur
la musique de celui qu'une tenace légende présente comme
le présumé "assassin" du divin Mozart ? Et pourtant. Qui
s'est inspiré de qui ? Difficile de trancher. Entre leurs musiques,
que de similitudes. Cette re-création lausannoise le prouve à
plus d'une occasion. Certains accents de l'opéra d'Antonio Salieri
pourraient être directement importés de Così fan
tutte ou de La Flûte Enchantée si ceux-ci n'étaient
pas postérieurs à La Grotta di Trofonio ! Est-ce la
patte de Christophe Rousset qui donne à son ensemble un corps harmonique
plus dense et plus charnu qu'à l'accoutumée, plus près
de la manière d'un René Jacobs que des premières heures,
étriquées, du "renouveau" baroque ? Reste que cette manière
convaincante d'aborder ce répertoire sert admirablement le compositeur,
le menant ainsi à une réhabilitation amplement méritée.
Si les similitudes musicales sont évidentes,
le même rapprochement pourrait être fait entre ce livret de
Gianbattista Casti et ceux que Lorenzo da Ponte allait imaginer pour son
pote Mozart. Dans l'habile argument imaginé par Casti, le chassé-croisé
de personnages sur fond de fantastique préfigure un certain Così
? On sait qu'à cette époque, da Ponte, auparavant librettiste
de Salieri, vivait des moments économiques difficiles. Guère
en odeur de sainteté auprès de la Cour d'Autriche dans cette
période précise de son existence, il n'avait pas été
pressenti pour versifier cet opéra. Qui sait si, dans la similitude
d'arguments, ne se cachait pas une adroite vengeance à l'encontre
de Casti qui, bien malgré lui, le snobait quelques années
auparavant ?
© Opéra de Lausanne
Dans cette farce, la théâtralisation
joue d'évidence un rôle majeur. Dès lors, qui mieux
qu'un acteur pouvait mettre en scène cette comédie. Pour
sa première mise en scène d'opéra, l'hyper doué
Marcial Di Fonzo Bo se glisse admirablement dans cette comédie en
projetant une foule de gags du meilleur esprit. Mais, nous ne sommes pas
qu'au théâtre. Nous sommes à l'opéra et le comédien
français réalise un véritable tour de force en dirigeant
cette bouffonnerie. Il conduit ses acteurs avec un comique déjanté
de Branquignols, tout en restant constamment attentif aux rythmes de la
musique de Salieri. Tout cela est si joliment conçu, qu'on ne voit
plus qui du musicien ou du metteur en scène dirige vraiment l'oeuvre.
Certes, pour se faire, il s'accompagne
de décors mouvants qui s'intègrent parfaitement à
l'action comme ces arbres aux branches ployant jusqu'à terre pour
exacerber le mystère qui circonvient la grotte du mage Trophonius.
De toute la distribution, la basse Carlo Lepore (Trofonio) domine le plateau.
Superbement centré, son instrument vocal est impressionnant de Si
l'abattage d'Olivier Lallouette (Aristone) convient assez bien au personnage
qu'il campe, c'est avec une plus grande diversité de couleurs et
de nuances qu'il aurait pu incarner ce père que sa progéniture
plonge dans le désespoir. Le ténor autrichien Nikolaï
Schukoff (Artemidoro) s'est parfois trouvé aux limites de ses moyens,
mais sa musicalité et son phrasé belcantistes confèrent
une belle chaleur à son interprétation. De son côté,
le baryton Mario Cassi (Plistene) n'a manifestement éprouvé
aucune difficulté à s'envoler sur toute la tessiture de sa
voix. Les deux rôles féminins sont à la hauteur de
l'excellent plateau présenté à Lausanne. Si Raffaella
Milanesi (Ofelia) semble théâtralement plus empruntée
que lors de ses précédentes apparitions (on pense à
son excellente prestation en Norina dans Don
Pasquale), elle offre néanmoins quelques beaux morceaux
de chant très agréablement distillés même si
on eut préféré qu'elle atteigne un volume plus en
rapport avec celui de ses collègues. Comédienne au comique
subtil, Marie Arnet (Dori) comble son auditoire par une palette extrêmement
variée. Vertueuse ou dévergondée, sa manière
d'aborder un personnage très versatile est un régal de chant
et de théâtre.
Si l'heureuse réhabilitation
d'Antonio Salieri est un réel bonheur pour tous lesmélomanes,
la réussite de cette démarche revient sans conteste à
la vivacité de la mise en scène de Marcial di Fonzo Bo et
à l'intelligence de Christophe Rousset qui ont laissé s'exprimer
la musique sans la charger d'intellectualisme. L'Opéra de Lausanne
a osé le pari d'une production qui renoue avec le meilleur du spectacle
d'opéra, mêlant le rêve au divertissement. Ainsi, c'est
un grand coup de chapeau qu'on doit tirer à François-Xavier
Hauville qui confirme la réussite d'une saison magnifique au moment
où il a été décidé de ne pas renouveler
son mandat de directeur. Il lui restera le mérite de susciter des
regrets.
Jacques SCHMITT