C O N C E R T S 
 
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PARIS
17/11/2003

Anne-Sofie von Otter (Serse)
© Alvaro Yanez
Georg Friedrich HAENDEL (1685 -1759)

SERSE

Opéra en 3 actes HWV 40 (1738)
Livret anonyme, d'après Il Xerse de Nicolo Minato,
révisé par Silvio Stampiglia

Direction Musicale : William Christie
Mise en Scène : Gilbert Deflo
Décors et costumes : William Orlandi
Lumières : Jean-Pascal Pracht 
 

Distribution 

Serse, roi de Perse : Anne-Sofie von Otter
Arsamène, son frère : Lawrence Zazzo
Amastre, Princesse d'Egypte : Silvia Tro Santafé
Ariodate, général des troupes perses : Giovanni Furlanetto
Romilda, fille d'Ariodate : Elisabeth Norberg-Schulz
Atalanta, sa soeur : Sandrine Piau
Elviro, serviteur d'Arsamene : Antonio Abete
 

Orchestre et choeur Les Arts Florissants

THEATRE DES CHAMPS ELYSEES
Représentation du 17 novembre 2003

 


LE JARDIN DES DELICES...
 

Cet opéra rarement représenté et peu enregistré, est cependant réputé pour le célèbre largo Ombra mai fu, premier air du rôle-titre au tout début de l'Acte I et que bien des chanteurs, parmi les plus grands et toutes voix confondues, inscrivirent à leur répertoire.

Pourtant, outre ces pages qui constituent, bien sûr, un des sommets de la partition, Serse est loin d'être une oeuvre mineure et marque une très nette évolution dans l'inspiration de Haendel : délaissant cette fois les thèmes épiques, il traite, avec une insolente liberté et une grande diversité de styles, de l'amour dans tous ses états en privilégiant les états d'âme des protagonistes au détriment des faits de guerre et de la course au pouvoir.

Composé selon les règles du "mélange des genres" typique de l'opéra vénitien, il fait se côtoyer le bouffon et le sublime, qui circulent d'un personnage à l'autre, tout en attribuant malgré tout le côté comique aux caractères dits "secondaires": le serviteur Elviro, raisonneur, discutant les ordres de son maître, sorte de Leporello avant la lettre, le général Ariodate, débonnaire et inoffensif et la délicieuse, insupportable, mais charmante Atalanta, coquette intrigante et évaporée qui n'est pas sans annoncer Dorabella.

L'écriture musicale de Serse est variée, voire contrastée, les airs bouffes alternant avec les plus élégiaques, les morceaux de bravoure avec d'autres beaucoup plus sobres, d'une simplicité qui les rapproche un peu de l'oratorio. Outre le Largo, de facture assez originale, on peut citer le style pastoral du premier air de Romilda, "O voi che penate" enrichi du son voluptueux des flûtes à bec, et le caractère religieux, presque mystique, dévolu aux airs d'Amastre, comme en particulier le "Cagion son io del mio dolore" au troisième acte. Le côté comique excepté, certaines pages ne sont pas sans évoquer Ariodante, en moins tragique et mortifère. Pourtant, bien que le ton de Serse soit à priori plutôt léger, l'amertume perce souvent sous la farce, et les larmes ne sont jamais loin du rire.

En misant sur cette oeuvre plutôt "rare"; le Théâtre des Champs-Élysées avait pris un risque, mesuré, il est vrai, puisqu'au départ, au moins deux atouts laissaient augurer d'une belle réussite : la présence d'Anne-Sofie von Otter, pour qui il s'agissait d'une prise de rôle en Serse, et celle de William Christie à la tête des Arts Florissants, qui nous avaient déjà enchantés lors de la reprise en début de saison des Indes Galantes à Garnier.

Le résultat fut au-delà de ce que l'on pouvait espérer, grâce à une distribution vocale particulièrement homogène et de haut niveau et, last but not least, une production scénique absolument délectable, ce qui, nous ne le savons que trop par les temps qui courent, n'est pas si fréquent.

Le metteur en scène belge Gilbert Deflo fut un élève de Giorgio Strehler et même s'il n'en possède pas tout à fait le génie - mais qui peut prendre la place de Strehler, désormais - il en a retenu les enseignements.

Aidé par les superbe éclairages de Jean-Pascal Pracht, il a créé, avec son décorateur, William Orlandi, un univers inspiré des miniatures mogholes du XVIIIème siècle et tout droit sorti de l'imaginaire de cette époque, où l'Occident avait une vision fantasmatique et un peu floue, sublimée par l'attente et la distance, de l'Orient et des pays lointains: "La Perse", "la Chine", "Les Indes" désignaient aussi bien l'Amérique Latine (voir les Indes Galantes) que l'Extrême-Orient (on nommait "Asie" aussi bien la Perse que la Chine et le Japon).

De fait, ces décors et ces costumes d'une grande beauté, réalisés presque tous dans les tons pastel, ne sont pas réellement orientaux, ni perses ou indiens, mais évoquent plutôt l'idée qu'on avait alors de ce lointain rêvé et magnifié. La symbolique des couleurs y joue un rôle important : les deux jeunes amoureux contrariés sont en blanc et bleu, couleurs angéliques et mariales, Atalanta l'évaporée en abricot tendre, nuance plus chaude et plus frivole, le général Ariodate en rouge vif - couleur du bonheur en Chine - et les nobles de la cour en jaune safran - le jaune étant le symbole du pouvoir et de la richesse.

Quant à la tenue de Serse - entièrement vêtu de noir de la tête aux pieds et ceinturé de rouge, sa qualité de monarque le différenciant forcément du reste des personnages - elle véhicule également une connotation un peu diabolique qui peut constituer une part non négligeable des ingrédients du pouvoir : la toute-puissance, la cruauté, l'injustice, mais aussi l'austérité et la rigidité de l'Etat. D'ailleurs, à la fin de l'opéra, Amastre, sa fiancée, ne troque-t-elle pas sa tenue d'homme, un uniforme clair, pour une robe noire qui fait d'elle son alter ego au féminin ?

Une telle conception, alliant le bon goût et la culture, aboutit à un spectacle particulièrement délicat et raffiné, en un mot délicieux, qui ne pouvait que combler le spectateur lassé des lectures "destroy" ou "politico-branchouilles" très en vogue actuellement.


Anne-Sofie von Otter (Serse) (Acte I)
© Alvaro Yanez

Pour ce qui est de la direction d'acteurs, Deflo s'est beaucoup inspiré de la commedia dell'arte, ce qui est notamment flagrant dans les rôles bouffes, comme lorsqu'il fait se travestir en marchande de fleurs accorte le serviteur Elviro (un clin d'oeil aux opéras de Monteverdi, où les nourrices plantureuses et avisées étaient chantées par des hommes). On retrouve dans le jeu des chanteurs le raffinement qui caractérise le dispositif scénique : les personnages ne sont jamais tout d'une pièce, ils rient, aiment, souffrent, passent du désespoir à la joie, de la sérénité à la colère. L'amoureuse Romilda se laisse parfois aller à une coquetterie un peu perverse avec Serse, l'évaporée Atalanta est au bout du compte plutôt "bonne fille". Cette ambiguïté permanente, finalement très moderne, nous rapproche de ces personnages qui nous émeuvent et nous touchent comme s'ils étaient nos contemporains.

Deflo a brossé de Serse un portrait particulièrement saisissant, et il est clair qu'il a su exploiter à fond les capacités d'une artiste comme Anne-Sofie von Otter, dont la personnalité toute en demi-teintes permet de camper un personnage déroutant, tragique souvent, déconfit parfois, dubitatif toujours. 

Sorte de Néron capricieux mâtiné de Fu Manchu - perruque très noire avec une petite natte, maquillage très blanc, lèvres rouges, regard charbonneux, le tout revisité par la Famille Addams -, Serse est prêt à couper la tête à tous ceux qui s'opposent à ses desseins amoureux. Pourtant, il souffre aussi, car il aime réellement Romilda et, malgré ses caprices, sa douleur lorsqu'il essuie des échecs n'est pas feinte. Il y a en lui quelque chose de cruel et d'étrange, voire quelque chose d'inquiétant, mais aussi de touchant, car la royauté ne le met pas à l'abri du désespoir.

L'oeil étant à la fête, l'oreille n'est pas en reste. Rarement, on aura entendu des chanteurs "être" autant les voix de leur personnage : le timbre moiré de von Otter correspond à la versatilité de Serse, celui assez pulpeux de Norberg-Schulz à la sensualité de Romilda. La voix de contralto de Tro Santa Fé, au timbre rocailleux, puissant, sombre, convient parfaitement au personnage psycho-rigide d'Amastre, déterminé, rigoureux, acéré comme la lame de son sabre. La voix claire et assez haut perchée, un peu acide parfois, de Sandrine Piau, est idéale pour le personnage d'Atalanta, les timbres de basse d'Abete et de Furlanetto collant parfaitement aux caractères bouffes d'Elviro et d'Ariodate. Enfin le timbre poétique et émouvant du contre-ténor Lawrence Zazzo épouse d'une manière idéale la sensibilité du malheureux Arsamene.

Elizabeth Norberg-Schulz (Romilda) & Anne-Sofie von Otter (Serse)
© Alvaro Yanez

Vocalement, les prestations sont à la hauteur de ce qu'on pouvait en attendre. Certes, il y eut bien quelques problèmes de justesse chez Norberg-Schulz, quelques aigus un peu tirés chez Sandrine Piau, des décalages de rythme avec Santa Fé, mais dans l'ensemble, tous sont formidables. Sandrine Piau, parfaite, excellente comédienne, Abete absolument hilarant en marchande de fleurs pour laquelle il prend une voix de fausset. Cependant, à l'applaudimètre, la palme revient à Lawrence Zazzo, à la voix puissante et facile, admirable de style et d'expression, et à von Otter, absolument irrésistible, qui nous donne une fois de plus un exemple éclatant de son immense art du chant et de sa capacité infinie à varier les styles. Elle passa avec maestria du cantabile pour "Ombra mai fù" considéré à juste titre comme un air fort difficile, puisqu'on l'attaque "à froid", dans lequel, elle nous gratifia de pianissimi extatiques du plus bel effet, au brillantissime et redoutable "Crude furie degli orridi abissi" aux vocalises vertigineuses, qui déclencha l'enthousiasme du public.

Il faut, par ailleurs, l'avoir vue et entendue chanter avec élégance et noblesse "Più che penso alle fiamme del core, più l'ardore crescendo sen va", où elle fait très habilement comprendre que l'émotion amoureuse ressentie par Serse n'est pas purement platonique ou la voir esquisser avec une grâce infinie quelques pas de danse dans "Per rendermi beato" (acte III), chanté à la manière d'une cantilène galante, pour comprendre à quel point cette artiste est probablement l'une des plus grandes de notre époque.

Notre bonheur ne serait pas complet sans William Christie et son orchestre, en absolu état de grâce. Rarement des sons aussi langoureux et suaves, voire sensuels et presque érotiques, "amorosi" seront sortis de la fosse. Il semble que cette oeuvre soit écrite sur mesure pour "Bill", dont l'accompagnement semble caresser les chanteurs et fait chatoyer toutes les beautés des cordes, la magie des flûtes et des hautbois, transformant son orchestre en véritable écrin pour les voix.

S'il est vraiment une musique bénie des dieux, que les anges ont dû entonner du plus profond du ciel, c'est bien celle que nous entendîmes ce soir-là . Il n'est que d'écouter la Sinfonia du début du troisième acte pour en être convaincu.

Un tel plaisir, quasiment hédoniste, flattant aussi bien l'oeil que l'ouïe, aurait mérité une captation visuelle pour une gravure sur DVD, mais malgré tout, soyons satisfaits, le souvenir de cette production qui fera date sera préservé grâce à un enregistrement audio pour Virgin.(*)
 
 

Juliette BUCH

(*) Serse sera diffusé sur France Musiques le samedi 6 décembre à 19h30
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