LE JARDIN DES DELICES...
Cet opéra rarement représenté
et peu enregistré, est cependant réputé pour le célèbre
largo
Ombra mai fu, premier air du rôle-titre au tout début
de l'Acte I et que bien des chanteurs, parmi les plus grands et toutes
voix confondues, inscrivirent à leur répertoire.
Pourtant, outre ces pages qui constituent,
bien sûr, un des sommets de la partition, Serse est loin d'être
une oeuvre mineure et marque une très nette évolution dans
l'inspiration de Haendel : délaissant cette fois les thèmes
épiques, il traite, avec une insolente liberté et une grande
diversité de styles, de l'amour dans tous ses états en privilégiant
les états d'âme des protagonistes au détriment des
faits de guerre et de la course au pouvoir.
Composé selon les règles
du "mélange des genres" typique de l'opéra vénitien,
il fait se côtoyer le bouffon et le sublime, qui circulent d'un personnage
à l'autre, tout en attribuant malgré tout le côté
comique aux caractères dits "secondaires": le serviteur Elviro,
raisonneur, discutant les ordres de son maître, sorte de Leporello
avant la lettre, le général Ariodate, débonnaire et
inoffensif et la délicieuse, insupportable, mais charmante Atalanta,
coquette intrigante et évaporée qui n'est pas sans annoncer
Dorabella.
L'écriture musicale de Serse
est variée, voire contrastée, les airs bouffes alternant
avec les plus élégiaques, les morceaux de bravoure avec d'autres
beaucoup plus sobres, d'une simplicité qui les rapproche un peu
de l'oratorio. Outre le Largo, de facture assez originale, on peut
citer le style pastoral du premier air de Romilda, "O voi che penate" enrichi
du son voluptueux des flûtes à bec, et le caractère
religieux, presque mystique, dévolu aux airs d'Amastre, comme en
particulier le "Cagion son io del mio dolore" au troisième acte.
Le côté comique excepté, certaines pages ne sont pas
sans évoquer Ariodante, en moins tragique et mortifère.
Pourtant, bien que le ton de Serse soit à priori plutôt
léger, l'amertume perce souvent sous la farce, et les larmes ne
sont jamais loin du rire.
En misant sur cette oeuvre plutôt
"rare"; le Théâtre des Champs-Élysées avait
pris un risque, mesuré, il est vrai, puisqu'au départ, au
moins deux atouts laissaient augurer d'une belle réussite : la présence
d'Anne-Sofie von Otter, pour qui il s'agissait d'une prise de rôle
en Serse, et celle de William Christie à la tête des Arts
Florissants, qui nous avaient déjà enchantés lors
de la reprise en début de saison des Indes
Galantes à Garnier.
Le résultat fut au-delà
de ce que l'on pouvait espérer, grâce à une distribution
vocale particulièrement homogène et de haut niveau et, last
but not least, une production scénique absolument délectable,
ce qui, nous ne le savons que trop par les temps qui courent, n'est pas
si fréquent.
Le metteur en scène belge Gilbert
Deflo fut un élève de Giorgio Strehler et même s'il
n'en possède pas tout à fait le génie - mais qui peut
prendre la place de Strehler, désormais - il en a retenu les enseignements.
Aidé par les superbe éclairages
de Jean-Pascal Pracht, il a créé, avec son décorateur,
William Orlandi, un univers inspiré des miniatures mogholes du XVIIIème
siècle et tout droit sorti de l'imaginaire de cette époque,
où l'Occident avait une vision fantasmatique et un peu floue, sublimée
par l'attente et la distance, de l'Orient et des pays lointains: "La Perse",
"la Chine", "Les Indes" désignaient aussi bien l'Amérique
Latine (voir les Indes Galantes) que l'Extrême-Orient (on
nommait "Asie" aussi bien la Perse que la Chine et le Japon).
De fait, ces décors et ces costumes
d'une grande beauté, réalisés presque tous dans les
tons pastel, ne sont pas réellement orientaux, ni perses ou indiens,
mais évoquent plutôt l'idée qu'on avait alors de ce
lointain rêvé et magnifié. La symbolique des couleurs
y joue un rôle important : les deux jeunes amoureux contrariés
sont en blanc et bleu, couleurs angéliques et mariales, Atalanta
l'évaporée en abricot tendre, nuance plus chaude et plus
frivole, le général Ariodate en rouge vif - couleur du bonheur
en Chine - et les nobles de la cour en jaune safran - le jaune étant
le symbole du pouvoir et de la richesse.
Quant à la tenue de Serse -
entièrement vêtu de noir de la tête aux pieds et ceinturé
de rouge, sa qualité de monarque le différenciant forcément
du reste des personnages - elle véhicule également une connotation
un peu diabolique qui peut constituer une part non négligeable des
ingrédients du pouvoir : la toute-puissance, la cruauté,
l'injustice, mais aussi l'austérité et la rigidité
de l'Etat. D'ailleurs, à la fin de l'opéra, Amastre, sa fiancée,
ne troque-t-elle pas sa tenue d'homme, un uniforme clair, pour une robe
noire qui fait d'elle son alter ego au féminin ?
Une telle conception, alliant le bon
goût et la culture, aboutit à un spectacle particulièrement
délicat et raffiné, en un mot délicieux, qui ne pouvait
que combler le spectateur lassé des lectures "destroy" ou "politico-branchouilles"
très en vogue actuellement.
Anne-Sofie von Otter (Serse) (Acte
I)
© Alvaro Yanez
Pour ce qui est de la direction d'acteurs,
Deflo s'est beaucoup inspiré de la commedia dell'arte, ce
qui est notamment flagrant dans les rôles bouffes, comme lorsqu'il
fait se travestir en marchande de fleurs accorte le serviteur Elviro (un
clin d'oeil aux opéras de Monteverdi, où les nourrices plantureuses
et avisées étaient chantées par des hommes). On retrouve
dans le jeu des chanteurs le raffinement qui caractérise le dispositif
scénique : les personnages ne sont jamais tout d'une pièce,
ils rient, aiment, souffrent, passent du désespoir à la joie,
de la sérénité à la colère. L'amoureuse
Romilda se laisse parfois aller à une coquetterie un peu perverse
avec Serse, l'évaporée Atalanta est au bout du compte plutôt
"bonne fille". Cette ambiguïté permanente, finalement très
moderne, nous rapproche de ces personnages qui nous émeuvent et
nous touchent comme s'ils étaient nos contemporains.
Deflo a brossé de Serse un portrait
particulièrement saisissant, et il est clair qu'il a su exploiter
à fond les capacités d'une artiste comme Anne-Sofie von Otter,
dont la personnalité toute en demi-teintes permet de camper un personnage
déroutant, tragique souvent, déconfit parfois, dubitatif
toujours.
Sorte de Néron capricieux mâtiné
de Fu Manchu - perruque très noire avec une petite natte, maquillage
très blanc, lèvres rouges, regard charbonneux, le tout revisité
par la Famille Addams -, Serse est prêt à couper la tête
à tous ceux qui s'opposent à ses desseins amoureux. Pourtant,
il souffre aussi, car il aime réellement Romilda et, malgré
ses caprices, sa douleur lorsqu'il essuie des échecs n'est pas feinte.
Il y a en lui quelque chose de cruel et d'étrange, voire quelque
chose d'inquiétant, mais aussi de touchant, car la royauté
ne le met pas à l'abri du désespoir.
L'oeil étant à la fête,
l'oreille n'est pas en reste. Rarement, on aura entendu des chanteurs "être"
autant les voix de leur personnage : le timbre moiré de von Otter
correspond à la versatilité de Serse, celui assez pulpeux
de Norberg-Schulz à la sensualité de Romilda. La voix de
contralto de Tro Santa Fé, au timbre rocailleux, puissant, sombre,
convient parfaitement au personnage psycho-rigide d'Amastre, déterminé,
rigoureux, acéré comme la lame de son sabre. La voix claire
et assez haut perchée, un peu acide parfois, de Sandrine Piau, est
idéale pour le personnage d'Atalanta, les timbres de basse d'Abete
et de Furlanetto collant parfaitement aux caractères bouffes d'Elviro
et d'Ariodate. Enfin le timbre poétique et émouvant du contre-ténor
Lawrence Zazzo épouse d'une manière idéale la sensibilité
du malheureux Arsamene.
Elizabeth Norberg-Schulz (Romilda)
& Anne-Sofie von Otter (Serse)
© Alvaro Yanez
Vocalement, les prestations sont à
la hauteur de ce qu'on pouvait en attendre. Certes, il y eut bien quelques
problèmes de justesse chez Norberg-Schulz, quelques aigus un peu
tirés chez Sandrine Piau, des décalages de rythme avec Santa
Fé, mais dans l'ensemble, tous sont formidables. Sandrine Piau,
parfaite, excellente comédienne, Abete absolument hilarant en marchande
de fleurs pour laquelle il prend une voix de fausset. Cependant, à
l'applaudimètre, la palme revient à Lawrence Zazzo, à
la voix puissante et facile, admirable de style et d'expression, et à
von Otter, absolument irrésistible, qui nous donne une fois de plus
un exemple éclatant de son immense art du chant et de sa capacité
infinie à varier les styles. Elle passa avec maestria du
cantabile
pour "Ombra mai fù" considéré à juste titre
comme un air fort difficile, puisqu'on l'attaque "à froid", dans
lequel, elle nous gratifia de pianissimi extatiques du plus bel effet,
au brillantissime et redoutable "Crude furie degli orridi abissi" aux vocalises
vertigineuses, qui déclencha l'enthousiasme du public.
Il faut, par ailleurs, l'avoir vue
et entendue chanter avec élégance et noblesse "Più
che penso alle fiamme del core, più l'ardore crescendo sen va",
où elle fait très habilement comprendre que l'émotion
amoureuse ressentie par Serse n'est pas purement platonique ou la voir
esquisser avec une grâce infinie quelques pas de danse dans "Per
rendermi beato" (acte III), chanté à la manière d'une
cantilène galante, pour comprendre à quel point cette artiste
est probablement l'une des plus grandes de notre époque.
Notre bonheur ne serait pas complet
sans William Christie et son orchestre, en absolu état de grâce.
Rarement des sons aussi langoureux et suaves, voire sensuels et presque
érotiques, "amorosi" seront sortis de la fosse. Il semble que cette
oeuvre soit écrite sur mesure pour "Bill", dont l'accompagnement
semble caresser les chanteurs et fait chatoyer toutes les beautés
des cordes, la magie des flûtes et des hautbois, transformant son
orchestre en véritable écrin pour les voix.
S'il est vraiment une musique bénie
des dieux, que les anges ont dû entonner du plus profond du ciel,
c'est bien celle que nous entendîmes ce soir-là . Il n'est
que d'écouter la Sinfonia du début du troisième acte
pour en être convaincu.
Un tel plaisir, quasiment hédoniste,
flattant aussi bien l'oeil que l'ouïe, aurait mérité
une captation visuelle pour une gravure sur DVD, mais malgré tout,
soyons satisfaits, le souvenir de cette production qui fera date sera préservé
grâce à un enregistrement audio pour Virgin.(*)
Juliette BUCH
(*)
Serse sera diffusé sur France Musiques le samedi 6 décembre
à 19h30