La foule qui se presse place Benjamin Gigli, devant la triste façade du Teatro Costanzi, est peut-être moins attirée par
Sly, œuvre du florentin Wolf-Ferrari, que par le prestigieux interprète du rôle-titre : Placido Domingo… A l'instar de son ami José Carreras, le célèbre ténor catalan n'a pu résister à ce rôle gratifiant auquel il envisageait de se confronter depuis des années.
Certes, la musique de Wolf-Ferrari, mal servie sans doute par une intrigue qui ne justifie pas un livret en trois actes, n'est pas toujours de la plus haute inspiration, mais il s'en dégage de beaux moments. Le compositeur semble notamment plus en verve dans le lyrisme vériste et exacerbé du duo de l'acte II et du grand monologue du III que dans les entrelacs savants et néo-modernistes des ensembles de l'acte I.
La production, mise en scène par Marta Domingo, a été vue à Washington, puis au Met
(voir le compte rendu de Placido Carrerroti). Basée sur une transposition de l'argument à l'époque de la composition de l'œuvre, 1927, le livret est pourtant tiré d'un prologue
de Shakespeare. Cette " lecture " est sage et respectueuse. Elle sert l'intrigue dans une optique purement narrative, comme il se doit pour une œuvre peu jouée et méconnue.
Au premier acte, dans un décor de taverne en carton pâte assez laid, les mouvements de masse sont plutôt bien rendus, même si l'on peut déplorer le côté " revue sur Broadway " qui rend la scène bien peu réaliste. En effet, les personnages font tour à tour leur entrée comme des meneuses de revue, les regards des choristes braqués sur eux ; le climax étant bien entendu l'entrée de Sly, avatar d'Hoffmann, poète loser, endetté, alcoolique, mal aimé, autour duquel tous les autres chanteurs vont évoluer. Domingo semble d'ailleurs se souvenir des attitudes du poète d'Offenbach dans la célèbre mise en scène de John Schlesinger pour Covent Garden. Ce premier acte un peu nébuleux s'achève cependant sur un superbe chœur a capella, premier vrai moment d'émotion d'une trop longue exposition.
Dans un décor façon " mille et une nuits ", l'acte II déploie le kitsch nécessaire à la mascarade orchestrée par le Comte de Westmoreland, même si l'on peut regretter que cet excès de faste, visuellement chatoyant, amoindrisse la noirceur du drame. On peut également s'interroger sur l'incroyable naïveté du protagoniste, qui croit à la réalité de ce monde fantasque.
Le dernier acte, dans le sombre donjon, avec l'apparition fantomatique d'une danseuse, est d'une belle poésie, et l'émotion enfin au rendez-vous.
Si les chœurs du Teatro dell'Opera sont bien en place, l'orchestre, dirigé par Renato Palombo, sonne parfois confus, et a une fâcheuse tendance à couvrir les interprètes. Cela dit, la salle semble apprécier la fougue du chef, dont la gesticulation est digne de Louis de Funès dirigeant
La Damnation de Faust !
Dans le rôle court mais difficile de Dolly, Elisabete Matos, qui était déjà la partenaire de Carreras à Washington en 1999, possède une voix ample, très projetée, et ne fait qu'une bouchée des emportements de son personnage, franchissant sans difficulté le " mur sonore " dressé par l'orchestre tonitruant. Elle est en revanche affectée du vibrato un peu débraillé souvent caractéristique des voix puissantes de soprano dramatique. Cela dit, l'interprète est touchante, et le charme de la belle Dolly opère, notamment dans le beau duo d'amour de l'acte II. On aura plaisir à revoir Elisabete Matos lors de ses prochains débuts à Paris.
Le Comte de Westmoreland d'Alberto Mastromarino a la méchanceté fielleuse d'un Baron Scarpia, déployant autorité et fermeté d'accent, le chanteur rachetant amplement l'acteur, pataud.
Mais puisque Sly repose presque entièrement sur son héros éponyme, puisque Domingo est la raison d'être de cette production, c'est vers lui que convergent tous les regards… Et le ténor ne déçoit pas ! On ne peut être que stupéfait par la beauté vocale de l'interprétation que le chanteur nous livre : bravant une tessiture particulièrement tendue, il alterne les forte et le luxe de pianissimi, de nuances sur le fil, enfin il ose même susurrer une phrase en registre mixte. L'acte III, où il est quasiment seul sur scène (sauf les dernières minutes, où Dolly vient le rejoindre pour se faire pardonner - trop tard), tient de la performance et vocale et théâtrale. Avec une telle énergie, on se dit, pour notre plus grand plaisir, que Placido pourrait chanter encore bien longtemps !
A quelques encablures de la via sacra, le public réserve à Domingo un bien mérité " triomphe à la romaine ", avec force rappels. La place Gigli ne se videra qu'après la sortie du tenorissimo, une bonne centaine de fidèles étant restés pour l'acclamer une dernière fois.
Frédéric Theret