Après l'épique Giulio
Cesare, Haendel s'attache à un drame psychologique sombre et
cruel. Ce sera Tamerlano. Du XVème siècle et des luttes
des empires ottoman et turco-mongol, le librettiste Nicolas Francesco Haym
n'a pratiquement rien retenu. Que ceux qui attendaient de grandioses scènes
de batailles et des cuivres tonitruants passent leur chemin, car Tamerlano
est avant tout une tragédie humaine, intemporelle, une histoire
réduite à sa plus simple expression, presque une épure.
Les cinq personnages principaux s'agitent autour du trône tartare
: attribut royal de Tamerlano, symbole d'un pouvoir inique pour Bajazet,
Asteria ou même Andronico, gage d'amour pour la fidèle Irène.
Pour ce récit où plane la mort des premières mesures
au suicide de Bajazet, Haendel a composé une musique sublime, aux
airs abondants, alors que la scène finale de folie de Bajazet n'a
d'égale par son audace formelle que celles d'Orlando ou de Déjanire.
Le Théâtre des Champs-Élysées
a décidé de donner l'oeuvre en version de concert. Toutefois,
si cela favorise sans doute une attention accrue au chant, la dimension
dramatique de l'histoire n'en sort pas indemne. Comment croire au désespoir
d'Asteria, aux excès de rage de Tamerlano ou au douloureux trépas
de Bajazet en contemplant nos solistes, impeccables dans leurs tenues de
soirée, debout au garde-à-vous ? De plus, la rareté
des surtitres ne permet guère au spectateur de suivre les récitatifs,
expédiés en quelques phrases sibyllines. Ce Tamerlano-là
est donc uniquement celui de jolis tableaux musicaux, d'une mosaïque
d'airs sans grande cohérence.
Disons-le d'emblée : le plateau
vocal est remarquable. L'équipe de solistes qui entoure Emmanuelle
Haïm est celle des représentations
lilloises et les chanteurs connaissent visiblement leurs rôles
respectifs sur le bout des doigts. Cependant, une version de concert rend
naturellement le spectateur beaucoup plus exigeant...
Carlo Allemano nous livre un Bajazet
assez inégal pour un rôle taillé originellement sur
mesure pour le ténor Francesco Borosini, tout droit venu de la lagune
vénitienne. Si le timbre est agréable et le chant emporté,
le "Forte e lieto a morte andrei" ou l'air de fureur "Ciel e terra armi
di sdegno" du premier acte restent assez communs, voire confus dans les
vocalises, alors que les graves manquent de profondeur. Dans le deuxième
acte, le chanteur se laisse aller à un vibrato trop large
dans son "A Suoi Piedi Padre Esangue", mais triomphe dans le délire
de la grande scène finale, enlevée tout à la fois
avec fureur et finesse.
Asteria échoit à Carolyn
Sampson. Confondante de vérité, stupéfiante dans le
chant, la soprano n'est pas sans rappeler l'Alcina d'Arleen Augèr
ou celle de Joan Sutherland. Son "Deh ; Lasciatemi il nemico", accompagné
par le doux son de traversi obligés, est un pur moment de
délice tant la chanteuse possède cet art de faire glisser
délicatement les notes avant de les projeter soudain vers le public,
admiratif. Du "Non è piu tempo" - qui rappelle par sa fraîcheur
les premières cantates italiennes de Haendel - au craintif "Cor
di Padre, è cor d'amante", l'artiste se joue des difficultés
techniques et habite pleinement son personnage d'amante trahie, obnubilée
par sa rage contre le tyran Tamerlano.
Ce dernier se révèle
finalement moins cruel que prévu. Bejun Mehta incarne à merveille
ce monarque impulsif, torturé et avide de pouvoir mais aussi cet
amant déçu et magnanime. C'est avec un plaisir non dissimulé
qu'il attaque chacun de ses airs d'une voix claire et assurée. "Vo'dar
Pace A Un Alma Altiera", "A dispetto d'un volto ingrato" et surtout "Bella
gara, che faronno" sont éblouissants de virtuosité et d'inventivité
dans leurs da capo.
On ne peut malheureusement pas en dire
autant de l'Irene de Karine Deshayes. Certes, la voix est ronde et chaude,
mais les aigus semblent un peu fêlés. La jeune mezzo aborde
ses interventions avec une passion gourmande, à l'image d'un "Dal
Crudel Che M'ha Tradita" trop précipité où la "princesse
du royaume de Trébizonde" se perd elle-même dans une cadence
erratique et d'un anachronisme outrancier. Plus de mesure et de maîtrise
auraient été les bienvenus.
Enfin, n'oublions pas l'honnête
Andronico de Marina De Liso qui manque toutefois un peu d'inspiration et
le puissant Leone, fièrement campé par Paul Gay, avec toute
la détermination et le mystère que l'on attend de cette éminence
grise. Son "Nel mondo e nell'abisso io non pavento" fut d'ailleurs particulièrement
apprécié.
Dans la fosse, après une ouverture
un peu terne, le Concert d'Astrée se révèle en grande
forme et le restera tout au long des trois heures. On saluera en particulier
les attaques incisives des cordes, la beauté des timbres (bassons
notamment), ainsi que l'équilibre général des formes.
Les climats sont variés, les tempi contrastés, sans
excès. Emmanuelle Haïm dirige sa phalange avec passion, n'hésitant
pas à se jeter sur son clavecin pour ensuite bondir - en évitant
de trébucher sur son tabouret - afin d'esquisser un geste complice
et mystérieux à l'archiluth (Laura Monica Pustilnik) ou à
son excellent premier violon (Stéphanie-Marie Degand).
La grande absente de ce concert était
donc l'intrigue et l'on ne peut qu'espérer voir prochainement cette
oeuvre retrouver les scènes (1). En attendant,
l'enregistrement discographique de Trevor Pinnock (Avie) peut toujours
aider à se remémorer cette soirée, bien qu'il soit
incontestablement moins convaincant.
Viet-Linh NGUYEN
______
(1) Production en tournée,
en version scènique
(mise en scène Sandrine
Anglade)
les 3 et 5 février
2005 au Théâtre de Caen
(www.theatre.caen.fr),
les 15, 17 et 19 avril 2005
à l'Opéra National de Bordeaux
(www.opera-bordeaux.com)