Le rare Tancredi rossinien
est revenu à l'affiche du théâtre Costanzi de Rome,
27 ans après la production précédente qui avait inauguré
la saison 1977-78. A l'époque, les sept représentations avaient
été marquées par la présence de Marilyn Horne
dans le rôle-titre, qui avait fait parler d'elle à la fois
pour le niveau exceptionnel de sa prestation, évidemment, mais aussi
pour le montant de son cachet, contesté par certains journalistes
(50 millions de lires soit, très approximativement, environ 25 000
euros d'aujourd'hui pour la série).
En 2004, cette reprise de la production
du festival de Pesaro de 1999 excite moins les foules et les fauteuils
du théâtre de la capitale italienne sont, pour la première,
dramatiquement dégarnis. Force est de constater que c'est devenu
une habitude, l'opéra - à part pour Tosca qui avait
fait le plein, au printemps dernier - attirant manifestement peu le public
romain.
Ce Tancredi ne manquait pourtant
pas d'attraits : une distribution réunissant des spécialistes,
confirmés ou prometteurs, bien connus du public romain ; une production
efficace, avec un décor unique mais modulable ; et aussi le choix,
par le maître des lieux, Gianluigi Gelmetti, du finale dramatique
de la version de Ferrare ("Quel pianto mi scende al cor") auquel Rossini
avait dû, après la création de l'oeuvre, le 6 février
1813, substituer un plus classique lieto fine (version de Venise),
davantage aimé du public. Il faut dire que la cavatine finale
du rôle-titre, chanté piano et "sul fiato", intrigue et fait
irrésistiblement penser, près de 60 ans avant l'heure, à
la dernière scène, toute en demi-teintes, de l'Aïda
de Verdi. Mais sur l'oeuvre elle-même, le chroniqueur n'a plus qu'à
renvoyer au dossier que
Catherine Scholler a réalisé pour Forum Opéra.
Succédant à la grande
Marilyn sur la scène romaine, Daniela Barcellona, originaire de
Trieste, reprend le rôle-titre qu'elle assumait déjà
à Pesaro il y a cinq ans. Sa présence physique fait merveille,
notamment dans les duos avec la Devia - Tancredi mesure trente bons centimètres
de plus que sa bien-aimée et a aussi pour lui quelques dizaines
de kilos supplémentaires... - même si certains gestes inutiles
(Ah ! Ces mouvements du bras destinés à montrer sa colère
!) rendent son jeu par trop stéréotypé, en tout cas
plus que dans le Malcolm liégeois,
en 2003. Vocalement, Daniela Barcellona maîtrise ce rôle très
lourd. Les vocalises sont assurées mais n'atteignent jamais le brillant
ni la virtuosité des véritables mezzos coloratures rossiniennes
que furent pour ne citer que nos préférées, la Horne,
la regrettée Valentini-Terrani ou Martine Dupuy. Les aigus de Barcellona
sont toujours aussi puissants et faciles. Mais elle peine à séduire
et sa juvénilité virile manque singulièrement de charme.
Son Amenaide est en revanche tout en
douceur et en séduction. Mariella Devia, chanteuse aguerrie et victime
d'une foulure de la cheville lors de la répétition générale,
a été la grande triomphatrice de la soirée. Sachant
parfaitement doser ses effets, vocalisant à la perfection ; on guette
les signes de fatigue... qui n'arrivent pas. Son père, le magnanime
Argirio, incarné par le vétéran Raul Gimenez, ne peut
en dire autant. Grand spécialiste du chant rossinien, qu'il a magnifiquement
servi, avec un grand sens musical, sur les plus grandes scènes du
monde pendant de longues années, le ténor argentin accuse
le coup, dans un rôle lourd. En Tamino de La Flûte enchantée,
en juin dernier, sur la même scène, il avait été
plus convaincant, alors que dans les différents airs de la partition
de Rossini, les aigus sont systématiquement coupés.
A côté du trio principal,
le rôle assez ingrat du méchant, Orbazzano, est assuré
par Marco Spotti. La jeune basse, à la voix sonore et bien projetée,
est désormais un habitué de la scène romaine où,
au cours des douze derniers mois, il incarné Sarastro et le moine
dans Don Carlo (il chantait Philippe II dans la seconde distribution).
Signalons aussi la prestation réussie de la soprano Sofia Soloviy,
très appréciée après son air du deuxième
acte "Torni alfin ridente".
Le maestro Gelmetti signe une
direction efficace à défaut d'être inspirée.
Sous sa baguette, le deuxième acte paraît singulièrement
long. Quant aux choeurs de l'Opéra de Rome, ils ont à plusieurs
reprises démontré leur insuffisance, notamment le pupitre
des ténors, indigne d'un théâtre qui se veut de premier
plan.
Au total, cette production de l'oeuvre
préférée de Stendhal, redevenue rare (nous l'avons
toutefois entendue il y a quelques années à Marseille, mais
quand donc l'Opéra de Paris se décidera-t-il à explorer
les opéras seria de Rossini ?), était plus qu'honorable,
sans pour autant susciter l'enthousiasmante. La routine à laquelle
le théâtre romain donne souvent l'impression de céder
s'explique certainement, quand la salle reste vide, quelles que soient
les oeuvres ou les distributions... Est-ce dû, comme on le murmure
ici, au nombre élevé des abonnements, conservés par
tradition par certaines familles pourtant peu fidèles à l'art
lyrique ? A une ouverture insuffisante vers des publics plus jeunes ? Le
sujet mériterait d'être sérieusement étudié
par la direction du théâtre car, à la fin, cette désaffection
risque de peser sur la qualité des productions, au détriment
des véritables tiffosi !
Jean-Philippe THIELLAY