Beaucoup de bouleversements pour cette
distribution de Tannhäuser. D'abord pressentie pour incarner
le double rôle de Venus et d'Elisabeth, Deborah Voigt doit se contenter
du second à la demande du chef Christian Thielemann ; le Metropolitan
fait appel à Michelle de Young pour ce premier rôle, mais
Thielemann se désiste finalement. Quant à nous, nous aurons
entendu la Vénus... d'Elizabeth (comme sa rivale !) Bishop (mot
qui signifie "évêque" en anglais : on ne pouvait faire un
plus riche paradoxe).
Malgré ces déboires,
le spectacle ne souffre pas trop et reste dans le niveau de professionnalisme
minimal de l'institution new-yorkaise.
Avec beaucoup de mérites, il
faut le reconnaître : la production d'Otto Schenk, créée
en 1997, est remontée avec beaucoup de soins, mais elle parait bien
plus datée. Comme dans son Ring, Shenck privilégie les couleurs
verdâtres, caca d'oie, marron et gris sale, les éclairages
crépusculaires ("mais où est donc le chanteur dont j'entends
la voix ?!") : ce qui finit par emporter l'adhésion dans la tétralogie
(essentiellement par le biais d'une unité qu'on chercherait en vain
dans des productions modernes nettement plus inventives), a ici du mal
à séduire, une esthétique "années 50" peu conforme
aux goûts du spectateur moyen du XXIème siècle.
Un chemin qui serpente dans la forêt
à droite, une Vierge votive à gauche : voilà pour
le premier acte ; des bancs de bois disposés circulairement pour
le deuxième ; retour à La Petite Maison dans la Prairie
pour l'acte final. Autant dire qu'on vient surtout pour les voix !
Ce serait faire injure à Peter
Seiffert que de dire qu'il renouvelle son exploit du Châtelet la
saison passée : on retrouve un volume d'airain, un chant parfait,
un timbre héroïque (combien de ténors wagnériens
avons-nous entendus à la voix nasillarde, au vibrato envahissant,
à la justesse approximative...)... avec cette fois un engagement
de toute son âme qui font de ce Tannhauser un héros bouleversant,
une incarnation qui touche au mythe. Arrêtons-nous là : ce
chanteur est le plus grand ténor wagnérien actuel ; et sans
doute l'un des plus grands de l'après-guerre.
A Paris, Petra Maria Schnitzer donnait
la réplique à son époux dans la vie réelle
: il n'en fallait pas beaucoup plus pour que des voix vertueuses s'élèvent
contre un tel népotisme ; Deborah Voigt lui donne la réplique
en Elisabeth (en alternance avec "madame" d'ailleurs). Est-ce l'effet du
yoyo calorique que s'impose la chanteuse américaine, constamment
entre deux régimes ? Toujours
est-il que le spectateur parisien a eu, objectivement, beaucoup de chance
: volume en baisse, vibrato irrégulier... la chanteuse souffre
techniquement ; l'interprétation, assez banale, s'en ressent. Espérons
que cette immense artiste retrouve rapidement ses moyens.
Le contraste est dur avec la Vénus
d'Elizabeth Bishop (la remplaçante de la remplaçante pour
cette soirée) : timbre de velours, voix immense, la pulpeuse mezzo
soprano se joue de la tessiture, campant avec un discret érotisme
une séductrice dans la grande tradition des femmes fatales wagnériennes.
Thomas Hampson est un Wolfram de luxe,
ciselant son air de l'acte III en grand interprète de lied
: une incarnation tout bonnement admirable.
La distribution est complétée
par de splendides artistes ìmaisonî : en particulier l'Heinrich de Roy
Cornelius Smith (excellent "Messager" la veille dans Aida), l'Hermann de
Kwangchul Youn (Ramfis le 18 décembre) et enfin le Walter de John
Horton Murray. Quelle chance a ce théâtre de pouvoir compter
sur d'aussi grandes pointures pour des rôles mineurs !
Enfin, mentionnons le berger du sopraniste
James Danner : une merveille digne des petits chanteurs viennois.
A la tête de l'orchestre du Metropolitan,
Mark Aldler nous gratifie d'une direction d'une grande élégance,
ce n'est sans doute pas le Tannhäuser le plus excitant et impressionnant
qui soit, mais il en livre une vision pleine de poésie, sans esbroufe
ni facilité.
Vous l'aurez compris : ce soir là,
les oreilles étaient plus à la fête que les yeux.
Placido Carrerotti