Près de dix ans après
la création de son premier opéra (que d'aucuns ont préféré
désigner comme du "théâtre musical", ce qui ferait
de The tempest son premier "véritable" opéra), Powder
her Face, et dans la lumière d'une renommée de compositeur
prolixe (une trentaine d'oeuvres à ce jour) comme de touche-à-tout
inspiré (l'enseignement de la composition à la Royal Academy,
la carrière de pianiste, la direction artistique du festival d'Aldeburgh),
Thomas Adès crée The Tempest à Strasbourg,
après Londres et dans le cadre de Musica. Qui aurait attendu une
parenté quelconque entre les deux ouvrages aura été
déçu : sur deux sujets il est vrai assez éloignés
(quoique proches dans leurs critiques acerbes des rapports humains), les
styles musicaux n'ont aussi guère de points communs. Ce qui confirme
pour le moins l'extrême éclectisme de l'inspiration de Thomas
Adès, qui n'est pas du dilettantisme, si l'on en juge par la complexité
de l'écriture et la maturité de la conception formelle.
De la pièce de Shakespeare,
Meredith Oakes simplifie beaucoup d'éléments, ce qui à
la création semble avoir un peu perturbé ses compatriotes.
L'action initiale, complexe, est condensée, les intrigues et personnages
secondaires éliminés, les vers réécrits - mais
la versification conservée, ce qui aide, il est vrai, à la
compréhension de textes souvent malmenés, notamment par Ariel.
Reste la trame essentielle : l'ancien duc de Milan, Prospero, a été
abandonné sur une île avec sa fille Miranda après avoir
été dépouillé de son duché par son frère
Antonio et le roi de Naples. Il y est devenu magicien, a réduit
le fils de la sorcière Sycorax, Caliban, à l'état
d'esclave, et domestiqué à son profit l'esprit Ariel. Or
les deux traîtres approchent de l'île à bord de leur
navire. Prospero saisit l'occasion de se venger, déclenche une tempête
et, dans la tourmente, sépare le jeune Ferdinand, héritier
du trône, de ses compagnons d'infortune, par ailleurs tous rescapés.
Mais Ferdinand rencontre Miranda, et leur amour naissant vaincra les désirs
de vengeance de Prospero : après avoir fait subir à ses prisonniers
l'épreuve de la faim et de l'oppression, il révèlera
son identité, accordera son pardon, abjurera la magie, libèrera
Ariel et Caliban et quittera l'île avec ses compagnons pour célébrer
les noces de Miranda et Ferdinand ainsi que la réconciliation de
Naples et Milan.
Parmi les seuls personnages secondaires
préservés, les marins Stefano et Trinculo, baryton et contre-ténor,
apportent la nécessaire touche comique pour respecter l'esprit de
la pièce originale, mais la seule, ce qui étonne un peu chez
un Adès qu'on a connu plus ludique. Leurs scènes d'ivrognerie
avec Caliban sont l'occasion de trios masculins irrésistibles, qui
rappellent par instants fugaces des pages de Britten ou Purcell avec lesquels
Adès n'a pourtant que bien peu de points communs. L'humour est aussi
présent sur scène, mais peut-être involontairement,
dans certains éléments de décors un peu décalés
: palmier de plastique, caïman et dinosaure empaillés campent
un exotisme de pacotille peu en rapport avec le contenu dramatique. Ou
dans des costumes mêlant Mad Max à un Robinson Crusoe mâtiné
de pop.
Thomas Adès semble avoir décidé
d'assumer ici sereinement une conception somme toute assez classique de
la forme opéra : à la différence de Powder her
Face, qui faisait largement appel à d'autres formes musicales
que le chant opératique (lyrics, sprechgesang, voix parlée,
etc.), la mise en musique du texte est continue ; de même, l'orchestre
adopte une formation classique. Enfin la construction formelle en trois
actes, avec ouverture (la tempête), arias, duo d'amour, est on ne
peut plus conventionnelle. L'écriture elle-même, sans pour
autant adopter le procédé du pastiche ou de la citation comme
dans l'oeuvre précédente, reste le plus souvent dans un cadre
tonal ou modal. On pourrait craindre à cet énoncé
une volonté consensuelle qui affadirait le propos. Il n'en est pourtant
rien, tant Adès a innervé la partition d'une tension dramatique
palpable, mais par d'autres procédés : si le cadre du tableau
et son tracé semblent familiers, les couleurs et le trait le sont
moins.
Ce sont les personnages qui l'animent,
Adès s'attachant à traduire musicalement au plus près
leur progression psychologique. En ce sens, la réflexion philosophique
irriguant la pièce de Shakespeare reste ici prioritaire sur les
éléments purement factuels, eux-mêmes parfois modifiés
pour nourrir le nerf de l'ouvrage : l'affrontement permanent, le conflit
entre les personnages. Ainsi, la cour de Naples, absente de la scène
chez Shakespeare, devient chez Oakes-Adès un personnage collectif
à part entière, comme choeur à quatre voix.
Dès l'ouverture éclate
la virtuosité et la liberté de l'écriture orchestrale
: une véritable lame de fond emporte l'orchestre dans un tourbillon
polyrythmique et chromatique endiablé (l'orchestre de Strasbourg
à rude épreuve...), débouchant sur le choeur des naufragés
: "Hell" (Enfers). Zébrures du ciel, silhouette de bateau en perdition,
Ariel et Prospero hantant les airs... du déjà vu, certes,
c'est la fosse qui étonne le plus. La transition orchestrale est
habile avec les harmonies de bois et de violons saluant le retour au calme,
tandis que le lever de rideau révèle un décor efficace
à défaut de génie et de nouveauté, une énorme
plateforme faisant tour à tour office d'épave, de rocher,
de plage, de grotte (un dispositif scénique londonien que le metteur
en scène avoue avoir eu du mal à adapter à la scène
strasbourgeoise, étroite). Le travail sur les lumières de
Wolfgang Göbbel est, lui, primordial tout au long de l'opéra
: couleurs crues, rouge, jaune, vert acide, contrepoint de la violence
des sentiments, plus douces lors du duo d'amour de Ferdinand et Miranda.
L'art d'Adès se révèle
aussi dans la façon dont il précise la psychologie de chaque
personnage par le biais du traitement du matériau vocal, de la tessiture,
mais aussi du halo instrumental qui les accompagne. Les tessitures ne sont
guère conventionnelles, à commencer par l'ahurissante colorature
du rôle d'Ariel, personnage immatériel, asexué et insolent,
dont la vaillante Cyndia Sieden campe à merveille les révoltes
et les sortilèges. L'air "tempétueux" ìFive fathoms deepî
du premier acte, stratosphérique et plus que périlleux, cloue
le public sur son siège. Mais plus que le choc des extrêmes
aigus, c'est cette virtuosité peu conventionnelle, abandonnant trilles
et roulades pour des sauts d'intervalles vertigineux, chromatismes, mélismes
et mutations rythmiques perturbant l'émission syllabique qui, avec
un accompagnement lui aussi chaotique et vaguement jazzy de l'orchestre,
soumettent la voix à la plus rude épreuve qui puisse exister
depuis la création de l'opéra... Espérons pour Cyndia
Sieden qu'elle ne sera pas trop longtemps la seule titulaire d'un rôle
suicidaire ! Une Ariel qui est en fait souvent la voix de Prospero (qui
articule en même temps qu'elle) et qui peut aussi, comme dans la
scène où elle ensorcelle Ferdinand pour l'amener à
son maître, devenir ensorceleuse et douce, redescendant alors dans
des tessitures plus graves qui sont autant un baume pour l'auditeur que
pour ceux qu'elle enchante sur scène.
La place manque ici pour décrire
cette façon magistrale de caractériser chaque personnage
par sa tessiture ou son matériau musical : parlons alors simplement
du merveilleux rôle de ténor dévolu à Caliban,
un roi-esclave d'une belle noblesse malgré ses haillons, plus avantagé
ici que chez Shakespeare et doté de l'un des plus beaux airs de
l'opéra, "Friends, don't fear, the island's full of noises...",
d'un lyrisme intense. Et parlons aussi de ce magnifique madrigal à
cinq voix, en canon, de la fin de l'acte 3, dont la limpidité synonyme
de réconciliation entre les personnages rejoint ce classicisme formel
évoqué au début de ces lignes.
Il y aurait encore beaucoup à
dire... signe que l'oeuvre est féconde. Et si certains spectateurs,
penchant peut-être plus du côté du festival Musica que
du public habituel de l'Opéra du Rhin, regrettaient le manque de
nouveauté du matériau musical, nous aurions, a contrario,
plutôt envie de dire que c'est la grande force de l'ouvrage, qui
devrait entrer ainsi sans problèmes au répertoire (si ce
n'est celui de trouver des volontaires pour le rôle d'Ariel...) :
un livret d'une belle efficacité dramatique, une construction formelle
certes classique mais totalement maîtrisée, offrant un cadre
solide à une écriture vocale et orchestrale d'une liberté
totale, jusques dans ses réminiscences, face aux écoles et
aux modes.
Sophie ROUGHOL