Voilà le genre de spectacle
qui défie toute notion de critique, au sens large du terme : qu'écrire,
que dire qui n'affadisse ou ne banalise une production d'une intelligence,
d'une pudeur et d'une clairvoyance rares ? Evidemment, on pourrait parler
de cette remarquable peinture d'une société romaine (ou occidentale
ou plus généralement intolérante), sclérosée,
à l'instar des grands vases de verre fendus qui constituent l'essentiel
du décor. On pourrait s'attarder sur la force d'une gestuelle qui
illustre systématiquement le texte, au risque d'être redondante,
et évoque tout à la fois la gestique oratoire antique, la
naïveté des mystères médiévaux et les
réunions évangélistes nord-américaines. On
pourrait admirer une direction d'acteurs toujours juste, un regard d'une
grande acuité sur la société moderne et une capacité
à sonder l'âme humaine dans toute sa grandeur et sa générosité.
On pourrait s'effrayer qu'une mise en scène, créée
il y a déjà huit ans, trouve encore tant de résonances
avec l'actualité internationale. On pourrait s'extasier sur cette
capacité qu'a le metteur en scène de faire d'un livret riche
en formules abstraites et quelque peu saint-sulpiciennes, une représentation
du mystère humain (et non pas uniquement chrétien) dans toute
sa douleur et sa grandeur. On pourrait lui savoir gré de nous montrer
combien est ténue la limite entre croyance pure, absolue et fanatisme
sacrificiel. On pourrait s'émerveiller sur la beauté purement
visuelle de certaines images, d'un éclairage magnifique qui joue
sur les ombres et les contre-jours à la manière d'un Strehler...
On pourrait dire tout cela, mais on n'aurait pas dit l'essentiel : que
cette expérience se vit mais ne s'explique pas, qu'elle se ressent
mais ne se traduit pas.
Mireille Delunsch, Matthew Beale
et Yvonne Howard, acte I
© Alain Kaiser
Qu'importe alors si Matthew Beale,
qui phrase délicatement son "Descend kind pity ", savonne son "Dread
the fruits of Christian folly" et manifeste des signes de fatigue au cours
de la représentation ? Son Septimius, sorte de Coryphée qui
assiste impuissant au cheminement du drame, est crédible et nous
touche. Crâne rasé, le Didymus de Stephen Wallace a des allures
du soldat Baleine dans Full Metal Jacket. A la seule différence
près que si le personnage interprété par Vincent D'Onofrio
subit son destin et en meurt, celui incarné par le contre-ténor
anglais l'assume pour mieux s'en affranchir, dans une scène finale
d'anthologie.
Incandescente comme jamais, Mireille
Delunsch se consume dans le rôle de la martyre chrétienne.
La scène de la prison, où elle murmure "With darkness deep
as is my woe" allongée sur le dos, le regard tourné vers
ces cieux que Theodora tente d'atteindre, pure de toute souillure, est
saisissante. L'aigu, peu sollicité, est lumineux, alors que le medium
a retrouvé cette rondeur et cette chair que la fréquentation
de certains rôles avaient eu tendance à durcir ces derniers
temps.
Mais au jeu du don de soi sacrificiel,
la palme (du martyre ?) revient néanmoins à une Yvonne Howard
maternelle, humble et débordante d'amour. Son Irene semble touchée
par la grâce même si elle manque quelque peu de relief.
On saura gré à Jane Glover
de ne pas avoir surchargé les da capo dans cette oeuvre essentiellement
élégiaque, d'avoir respecté la ligne épurée
d'un Händel qui refuse, en fin de carrière, toute fioriture,
pour se concentrer sur ce que la musique a de fondamentalement extatique...
Mais on le répète, tout
cela n'est que verbiage : tenter de réduire un tel spectacle à
des mots est un combat perdu d'avance.
Sévag TACHDJIAN
________
Lire également notre entretien
avec Mireille DELUNSCH