Annoncée
depuis des mois comme la production phare de la première saison
de Gérard Mortier à la tête de l'Opéra de Paris,
ce Tristan divise avec passion la presse comme le public.
Commençons donc par le "point
chaud" : la mise en scène, tantôt décriée, tantôt,
et ce pour les mêmes raisons, acclamée. De toute évidence,
Peter Sellars a souhaité innover. Ses trouvailles, il les expose
durant le premier acte. Certaines ne fonctionnent pas très bien
(l'idée selon laquelle les chanteurs doivent illustrer les paroles,
par exemple, amène Tristan et Kurwenal à faire une apparition
de 15 secondes, juste le temps de se faire maudire par Isolde dans sa scène
de colère, avant de repartir en coulisse). Mais d'autres, l'utilisation
de la salle pour le choeur et le matelot et, pour le finale du I, l'arrivée
de Marke au milieu de son peuple de Cornouailles, en l'occurrence le public,
devant les regards déjà troubles de Tristan et d'Isolde,
sont stupéfiantes et efficaces, comme l'aura assurément compris
le metteur en scène, qui développera cette idée-là
lors des appels de Brangäne, du solo de cor anglais et des interventions
du jeune pâtre (ainsi, Toby Spence n'aura pas chanté une seule
fois sur la scène !). Les déplacements, quant à eux,
sont entièrement pétris par cette pensée, parfois
obsessionnelle : Tristan comme Isolde sont manipulés, par le philtre,
par toutes les personnes absentes de leur idylle, et sont le plus souvent
aveuglés par leur désir de gloire. D'où leur duo d'amour
à l'acte II, où, agenouillés côte à côte,
face au public, ils semblent prier. D'où leur incapacité
à voir que cette union les mène à leur perte. D'où
aussi une certaine bravoure devant l'ennemi et le danger (Tristan ne cherche
pas à fuir devant l'arrivée de Marke, et se laisse frapper
par Melot), bravoure qui n'est en fait que l'incompréhension des
vices humains, tellement absents de leur nature. Même Brangäne
et Kurwenal, malgré leur fidélité, n'y peuvent rien
changer : l'enfer, c'est les autres, et c'est encore plus vrai lorsque
l'on aime.
Les vidéos de Bill Viola,
à l'image du travail de Sellars (démonstratives au I, recueillies
au II, sublimées au III), insistent beaucoup sur les éléments
(au dernier acte, si l'écran n'était pas vertical, on aurait
pu supposer que Tristan et Isolde meurent noyés) et semblent elles
aussi illustrer l'impuissance de l'homme devant la nature, qui gouverne
et domine tout. Parfois un peu trop envahissantes, cependant, elles ont
tendance à déconcentrer le public de la musique et du déroulement
du drame. Attention ! Abondance de bien peut nuire, de temps en temps.
Troisième homme de ce trio de
choc, Esa-Pekka Salonen fait flamboyer l'Orchestre de l'Opéra, avec
les tensions et les emportements requis pour cette partition (ah ! ces
crescendos !). On peut juste regretter que, très attentifs aux musiciens,
il couvre ses chanteurs. Cette faille, notée par la critique dès
le lendemain de la première, avait le temps d'être corrigée
avant la sixième représentation.
La distribution, quant à elle,
n'appelle que des éloges. De bons seconds rôles (mention spéciale
pour le matelot et le pâtre de l'excellent Toby Spence), un solide
Kurwenal (Jukka Rasilainen), une Brangäne poignante (Yvonne Naef,
formidable malgré une tessiture qui n'est pas exactement la sienne),
et un Roi Marke, qui, sous la voix somptueuse (tant pis pour les deux ou
trois graves mal assurés) et les talents d'acteurs de Franz-Josef
Selig, est véritablement bouleversant.
Mais ceux que tout le monde attendait,
c'était LE couple Tristan/Isolde, sans doute le meilleur que l'on
puisse imaginer aujourd'hui. Ben Heppner sait capter toutes les nuances
de son rôle mieux que personne et se révèle idéal
dans chaque situation, face à chaque partenaire. Son impressionnante
performance culmine dans sa mort, hallucinée et hallucinante, où
le Canadien privilégie un parti pris de candeur et de naïveté
presque enfantine, prenant ainsi le contre-pied de tant d'incarnations
trop lourdes. Rarement un chanteur aura aussi bien saisi et restitué
tous les contrastes de ce héros au fond si vulnérable.
Je renonce à émettre
la moindre réserve concernant l'Isolde de Waltraud Meier. Sa voix,
en grande forme, est toujours un formidable outil expressif, grâce
au dosage du moindre effet, du vibrato de l'aigu à ce grave
légèrement poitriné. Et je parle ici de la chanteuse,
et non de la tragédienne, magistrale, ressentant plus profondément
qu'aucune de ses consoeurs le moindre état d'âme de la princesse
irlandaise.
Somme toute un spectacle passionnant,
qui apporte sur une oeuvre magnifique un regard novateur et pertinent lequel,
assurément, fera date.
Clément TAILLIA