Un
Tristan
effervescent
Avec cette nouvelle production de Tristan
und Isolde, Gérard Mortier joue son joker et le fait savoir.
Deux ou trois mots bien envoyés font mouche. On parle d'évènement,
on le qualifie d'historique. La pression monte. La distribution réunie
pour l'occasion achève d'enflammer les esprits. Les places s'arrachent.
Ce mardi soir, sur le quai même du métro, quelques malheureux
privés de ticket d'entrée agitaient fébrilement des
billets de 20 euros dans l'espoir d'atteindre coûte que coûte
le Walhalla qui leur avait été prédit.
Mais à trop promettre, on prend
le risque de décevoir et la première s'achève sous
les huées du public, certes un brin réactionnaire, de l'AROP.
Peter Sellars seul en fait les frais. Sa mise en scène, hiératique,
peine à s'imposer entre la fosse d'orchestre, l'écran sur
lequel sont projetées tout au long de la représentation les
images de Bill Viola et, au-dessus, le bandeau des surtitres. Le décor
se limite à une grande banquette rectangulaire qui fait office de
lit ou d'estrade. Des costumes sombres lorsqu'ils ne sont pas noirs, des
mouvements lents. On pense à Bob Wilson, les gestes saccadés
en moins. Les personnages ne se touchent pas ou peu. Au moment le plus
fort du duo d'amour, les deux amants osent à peine se donner la
main. Isolde chante sa liebestod très loin de Tristan, face
au public, droite, figée dans la douleur sans doute. "Déjà
morte" expliquent les partisans de Peter Sellars. On relève quelques
contresens ; le plus remarquable est Tristan poignardé dans le dos
par Melot. On le savait traître mais à ce point... D'autres
moments séduisent comme le baiser de Marke à Tristan, à
l'issue de son monologue ou ces simples carrés de lumière
dans lesquels sont enfermés les personnages au premier acte et qui
paraissent pourtant plus infranchissables que des murailles. L'utilisation
de la salle est aussi une grande réussite : les choeurs qui surgissent
du deuxième balcon, le matelot ou Brangäne perchés au-dessus
des spectateurs, la fin sensationnelle du premier acte avec ces lumières
qui s'allument violemment lorsque le vaisseau touche terre.
Mais la nouveauté réside
avant tout dans l'utilisation permanente de la vidéo. Il faut attendre
le deuxième et surtout le troisième acte pour en apprécier
la symbolique. Le premier acte utilise abusivement deux acteurs, un homme
et une femme, qui se livrent à un striptease censé symboliser
la purification. Je soupçonne d'ailleurs leur nudité affichée
crûment sur l'écran de porter une part de responsabilité
dans la bronca finale. Tout cela ne marquerait pas durablement la mémoire,
ni dans un sens, ni dans l'autre si l'interprétation musicale ne
venait radicalement modifier la donne.
© Eric Mahoudeau
Dès les premières notes
du prélude, la sonorité de l'orchestre surprend. Un tel volume
est inhabituel dans le grand hangar de La Bastille qui, d'ordinaire, absorbe
goulûment les sons. Le moelleux des cordes émeut, les bois
soufflent un peu en retrait. Esa-Pekka Salonen prend le parti de la langueur
et distille lentement les accords sublimes. A cette allure, le spectacle
dure quarante-cinq minutes de plus que les cinq heures initialement annoncées,
entractes compris. Cette position, volontairement analytique, nuit à
tout épanchement lyrique mais peut se défendre. En revanche,
ce qui dérange plus, c'est l'absence de contrôle du volume
sonore. Les chanteurs, déjà désavantagés par
l'acoustique de la salle, sont régulièrement couverts et,
dans les passages les plus intenses (le duo d'amour, l'agonie de Tristan),
carrément submergés. Dans ces conditions, il est malheureusement
difficile d'apprécier toutes les nuances qu'ils sont à même
de déployer. Et pourtant...
D'une affiche que ne renierait pas
le festival de Bayreuth se détache, incandescente, l'Isolde de Waltraud
Meier. La soprano allemande réussit à composer avec une justesse
remarquable les différents visages de la reine d'Irlande, des imprécations
du premier acte à l'extase du dernier en passant par le délire
du second. Vocalement, sa tessiture de mezzo compense en maturité
et en sensualité ce qu'elle perd en limpidité. La difficulté
et la longueur du rôle ne parviennent pas à entamer l'ardeur,
l'homogénéité du timbre jusqu'à la liebestod
superbement concentrée.
A sa droite, siège la magnifique
Brangäne d'Yvonne Naef dont la voix plus claire confère une
jeunesse inhabituelle au personnage. Ses appels à la prudence, lancés
de la galerie côté jardin, frappent par leur intensité
poétique. L'aigu sûr et précis rayonne généreusement.
Franz-Joseph Selig forme le troisième élément de ce
trio gagnant. Déjà, en février 2004 à Rouen
son roi Marke bouleversait ; il est encore plus émouvant aujourd'hui.
Par sa silhouette, par son chant, profond, noble, sensible, il devient
frère de Tristan, une espèce de double malchanceux et trahi
que cette inhabituelle fraternité rend encore plus touchant.
© Eric Mahoudeau
Si le tiercé exceptionnel devait
être transformé en quarté, alors on ajouterait le pilote
et le jeune matelot de Toby Spence, d'une étonnante fraîcheur,
élégant et naturel, dont chaque intervention se transforme
en jouissance sonore.
Ben Heppner, flanqué du fruste
Jukka Rasilainen en Kurwenal, n'atteint pas à mon avis ce même
niveau d'excellence. L'acteur est gauche, voire placide. Le chanteur est
ensuite souvent débordé par l'orchestre ; on ne l'entend
pas. Toutes les notes sont présentes, ce qui constitue déjà
un bel exploit, mais la couleur paraît uniforme et le pathos, indispensable
dans la désolation du troisième acte, manque terriblement.
Si la mise en scène est conspuée,
la distribution est unanimement ovationnée. Mieux encore, chose
inhabituelle à Paris, après chaque fin d'acte, une fois le
rideau tombé, les chanteurs reviennent saluer en se tenant par la
main. A la sortie, l'un de mes voisins, monsieur respectable d'une cinquantaine
d'année, évoque les dernières images de Bill Viola,
celles qui pour accompagner la liebestod, montrent un homme couché
au fond de l'eau dont le corps s'élève doucement sur un coussin
d'air, et, n'y tenant plus, s'exclame "Tu parles d'une idée ! Transformer
Tristan en cachet d'aspirine !". Une manière comme une autre de
faire des bulles, tout simplement.
Christophe RIZOUD