Pour reprendre la boutade d'Arturo
Toscanini, il suffit pour bien monter Le Trouvère de réunir
les quatre meilleurs chanteurs du monde.
C'est particulièrement vrai
en ce qui concerne le rôle de Manrico, tiraillé entre des
exigences contradictoires : "A si ben moi" demande raffinement et legato
; le "Di quella pira" qui le suit réclame une puissance quasi martiale.
On trouvera donc ses interprètes
positionnés entre deux extrêmes : Bergonzi ou Pavarotti hier,
Alagna aujourd'hui, sont les défenseurs d'une approche belcantiste
; plus nombreux sont ceux qui choisissent un chant davantage "viril" :
Tucker hier et Licitra aujourd'hui sont de bons exemples de réussite
dans ce domaine, à côté, hélas, d'une invraisemblable
quantité d'aboyeurs forcenés. Exceptionnellement, un artiste
combine ces deux qualités, tel le miraculeux Corelli.
Si Shicoff a pu interpréter
de manière convaincante des rôles stylistiquement exigeants,
comme ceux de Werther ou d'Hoffmann, c'est avant tout grâce à
sa sensibilité d'écorché vif qui lui permettait de
compenser, par la qualité de l'interprétation, un chant un
peu frustre. Encore récemment, son Eléazar pourtant vocalement
contestable (et souvent dépassé par les exigences de la partition
au point de multiplier coupures et transpositions) restait digne d'intérêt
par un engagement scénique incomparable. Mais le rôle de Manrico
n'atteint pas les mêmes sommets de psychologie ; ce serait même
plutôt le contraire : on peut même s'étonner que Shicoff
l'ait finalement mis à son répertoire (d'ailleurs très
tardivement, à Zürich en 1996).
Dans une approche héroïque
du rôle, Shicoff n'est pas davantage à l'aise : le volume
reste limité, le souffle un peu court, l'aigu hasardeux, le timbre
un peu usé... ce n'est pas le grand frisson. Ne parlons pas des
approximations stylistiques : ports de voix et autres délicatesses
avec la partition. Les nuances de "A si ben moi" se limitent à forte
/ mezzo forte ; la cabalette est transposée (comme toujours
jusqu'à présent à Bastille) et amputée de sa
reprise, ce qui n'empêche pas Shicoff de couaquer son premier
si naturel, avant de conclure par un second aigu bien court ; enfin,
dans les ensembles (en particulier au final de l'acte III), sa participation
se limite au mime. C'est beaucoup pour une vedette de cette réputation.
A noter qu'il s'agissait de la première
représentation, habituellement moyenne chez cet artiste ; en effet,
Shicoff se refuse à chanter aux générales, arrivant
ainsi peu préparé à la première.
Les soirées suivantes seront
donc sans doute sensiblement meilleures.
Nous avions déjà évoqué
Marina Mescheriakova lors de la reprise
de mai (lien vers la critique). Cette nouvelle édition nous vaut
une chanteuse en plus grande forme, mais bien loin de ce que l'on est en
droit d'attendre d'une grande scène internationale : aigus poussifs,
caractérisation inodore, trilles quasi inexistants (et Dieu sait
s'il y a des trilles écrits dans "D'Amore Sull'Ali Rosee" !)...
On est loin des recommandations toscaniniennes !
Dmitri Hvorostovsky est un Luna de
belle allure : phrasé impeccable, legato élégant,
timbre intact ; dommage qu'il soit un peu fâché avec la justesse.
Côté incarnation, il faut plus compter sur la présence
naturelle de l'artiste que sur un véritable engagement dramatique.
Elena Manistina a été
révélée au public parisien en juin 2003 en remplaçant
au pied levé Olga Borodina dans le rôle de Lioubacha de La
Fiancée du Tsar du Châtelet. Plus alto que mezzo,
les aigus sont un peu "à l'arraché", mais pour le reste,
cette jeune chanteuse déploie avec talent une voix riche et puissante
: c'est la vraie bonne surprise de la soirée.
Basse à tout faire de l'Opéra-Bastille,
Kristinn Sigmundsson est ici un Ferrando sonore et stylé, un peu
graillonnant au premier acte (peut-être un enrouement passager ?)
et plus à l'aise par la suite.
La production de Francesca Zambello,
une des pires horreurs qu'il nous ait été donné de
voir sur cette scène, a été fort judicieusement passée
au laminoir : un initiative courageuse de Gérard Mortier qu'il convient
de saluer.
En effet, les directeurs de théâtre
préfèrent habituellement laisser courir que de risquer d'être
accusé de censure. Il est vrai qu'il est plus confortable de se
réfugier derrière le sacro-saint respect du travail artistique
du metteur en scène (qui est, lui, dispensé de respect envers
l'oeuvre et le public...).
Plus d'uniformes tombant du plafond
; plus de duel au ralenti entre Manrico et les sbires de Luna ; plus de
Manrico habillé en Zorro et descendant des cintres ; et surtout,
plus de numéro de cirque avec Azucena quittant la scène attachée
à la roue d'un canon. Comme ce qui a été supprimé
n'a été remplacé par rien de précis, les solistes
évoluent la main sur le coeur, comme au bon vieux temps de l'opéra
de papa ; un moindre mal sans doute, mais qui n'a rien de très excitant.
A noter également de nouveaux
éclairages, dus cette fois à Gerard Mortier, assisté
de Rui De Matos Machado : qui aurait cru que notre nouvel administrateur
marcherait ainsi sur les traces de Karajan qui finît par régler
lui-même certains de ses spectacles lorsqu'il dirigeait Salzbourg.
La direction de Gustav Kuhn ne casse
pas trois pattes à un canard : tempi sans originalité,
sonorités confuses et décalages fréquents avec les
choeurs ; ceci n'empêchera pas une poignée d'inconditionnels
de l'accueillir avec des bravos sonores et vibrants, mais peut-être
un peu trop appuyés pour être totalement naturels.
Placido Carrerotti