UN SEUL TÉNOR VOUS MANQUE
ET TOUT EST DÉPEUPLÉ...
Cette nouvelle production du Trovatore
était sans doute l'un des événements les plus attendus
de la saison lyrique parisienne. On sait l'ouvrage difficile à monter,
en raison de la dimension des solistes requis, mais aussi de par la difficulté
d'imprimer scéniquement un rythme à une action dont l'essentiel
se passe quand le rideau est tombé.
La présente réalisation
nous confirme cette difficulté, mais une certaine amertume naît
aussi du fait qu'on aurait pu aisément aboutir à un résultat
sensiblement meilleur que celui obtenu au cours de ces soirées.
Fallait-il par exemple conserver
Dario Volonté (distribué les 1er et 8 novembre, entendu le
8) comme doublure de Roberto Alagna ? On ne pourra pas reprocher à
la direction de l'Opéra d'avoir initialement distribué ce
chanteur : une flatteuse réputation le précédait et
un enregistrement commercial récent du rôle témoignait
d'un chant certes un peu frustre, mais efficace.
Pourtant, il est difficile de croire
que les répétitions n'aient pas mis à nu l'actuel
délabrement vocal de ce chanteur. Chant hurlé, aigus pincés,
aboiements rauques... tous les sons ne sont qu'un supplice pour l'auditeur.
Pour peu que l'on connaisse la partition, on frémit même à
l'avance pour chaque difficulté, fût-elle minime. Etant donné
l'absence d'annonce devant le rideau, on ne peut même pas spéculer
sur une méforme passagère du ténor.
Fort mal accueilli par le public
au rideau final, le chanteur (pas content) s'en est allé sous d'autres
cieux sitôt exécutées (si j'ose dire) ses deux prestations
contractuelles. Bien imprudemment, la direction de l'Opéra n'a pas
balisé le terrain en vue de qualifier un remplaçant convenable
en cas de défaillance de son ténor vedette (ce qu'à
mon sens elle aurait dû faire dès les répétitions,
tant la prestation de Dario Volonté relevait de l'imposture la plus
totale).
Quand la bise fut venue et le beau
Roberto enroué, elle dégotta en catastrophe un pilier de
troupe slave qui débarqua, dans l'après-midi, de Vienne (c'est
ce qui fut benoîtement annoncé devant le rideau, le soir du
15 novembre).
Cette nouvelle déclencha dans
la salle un tonnerre de huées qui ne cessèrent ni avec le
départ de l'annonceur, ni avec l'arrivée du chef et qui ne
cessèrent toujours pas avec le démarrage de la musique !
Le début du prélude fut ainsi perdu dans cette bronca mémorable
: un déchaînement tel qu'on n'en avait pas vu depuis longtemps
à l'Opéra de Paris.
Même si la frustration est
compréhensible, légitimait-elle une telle manifestation ?
Sûrement pas, car l'art lyrique est un spectacle vivant, les chanteurs
sont des êtres humains, et personne n'est jamais à l'abri
de ce genre de désagrément : le pauvre Viktor Afanasenko
n'ayant pas encore ouvert la bouche, il aurait été plus courtois
de le dispenser de ce genre d'encouragement.
Voix blanche du ténor qui
a trop gueulé la veille, volume limité et style approximatif
: les oreilles n'étaient pas à la fête et si (mini)
scandale il y a, c'est bien plutôt celui de ne pas avoir trouvé
(ni d'ailleurs cherché) un remplaçant correct (1).
C'était toujours mieux que
d'entendre à nouveau le pauvre Dario. Filet de voix de plus en plus
imperceptible au fil des actes, le ténor retrouve une certaine vaillance
pour le dernier ; miraculeusement, la voix passe enfin la scène,
mieux : elle rivalise de puissance avec celle de Dolora Zajick ! Magie
? Non : ampli ! Car malgré les dénégations rituelles
de la direction, le chanteur semble bien bénéficier alors
d'un secours technique opportun. Même le timbre se trouve affecté,
devenant tout d'un coup plus riche. Rassurons tout de suite les lecteurs
qui regretteraient de n' avoir pu apprécier l'artiste, celui-ci
nous reviendra pour la reprise de décembre, assurant une représentation
et la doublure de Neil Shicoff : ce dernier étant rarement en reste
dans les annulations de dernière minute, le ténor russe devrait
faire de nouvelles victimes collatérales.
D'un tout autre niveau, Salvatore
Licitra, entendu le 4 mai, assure la reprise du printemps. Etoile montante
depuis son remplacement spectaculaire lors des "premiers" adieux
de Pavarotti , le ténor sicilien est sans aucun doute une valeur
sûre pour les années à venir.
Un timbre riche, très latin,
un volume vocal fracassant, mais sans que le style ne soit sacrifié
(on est plus près de Corelli que de Bergonzi). Deux bémols
: une légère tendance à chanter "un peu haut" et une
agilité parfois un rien laborieuse. Ce chanteur est très
certainement plus à l'aise dans des rôles moins "lyriques"
tel le Mario déjà mentionné ou son exceptionnel Alvaro
de La Forza del Destino qui lui permet
de déployer des notes somptueuses dans le bas medium : bref, plutôt
un ténor barytonnant, mais à l'aise dans l'aigu.
Face à une telle concurrence,
Roberto Alagna est bien facilement le meilleur Manrico de la saison.
Timbre ensoleillé, phrasé
unique, contrôle du souffle : nous sommes cette fois sur les traces
de Carlo Bergonzi. Cette simple comparaison pourrait suffire à qualifier
les hauteurs auxquelles nous planons : le premier duo avec Azucena est
magnifique, "A si ben moi" quasiment divin (à tel point qu'on lui
pardonne une cabalette paresseusement transposée d'un demi-ton)
et le dernier acte de toute beauté. Mais (car il y a un mais), le
chanteur ne fait plus trop d'efforts en dehors de ses grandes scènes
: presque inaudible dans le trio de l'acte I, confidentiel dans les ensembles,
il joue à l'économie, sans jamais se donner à fond.
Or le plaisir de l'opéra, c'est aussi un artiste qui "se défonce",
qui mouille sa chemise et prend des risques : Roberto n'en prend pas. A-t-il
raison ? Sans doute oui, si l'on en juge par le triomphe (mérité)
au rideau final ; sans doute non, si on compare cette interprétation
aux témoignages légendaires légués par des
Corelli, Bergonzi, Tucker et quelques autres.
Pour le Comte de Luna, l'Opéra
de Paris nous offre "La Farandole des Barytons ". Succédant à
Zeljko Lucic qui assure la première en remplacement de Lado Atanelli
(voir l'article de Christian Peter),
Roberto Servile assure la deuxième représentation, celle
du 29 octobre. Disposant autrefois de beaux moyens, le baryton italien
les a malheureusement gâchés à cause d'une technique
sommaire : la justesse est approximative, la voix souvent engorgée
et le volume plutôt insuffisant pour Bastille. L'incarnation est
générique (mais les circonstances l'expliquent) et le chanteur
tire son épingle du jeu sans gloire, mais également sans
honte ; aussi les huées qui l'accueillent sont-elles largement exagérées.
D'autant que Lado Ataneli, entendu
les 5 et 11 novembre, n'est pas non plus Bastianini ! Physique de vieux
beau aux cheveux plus bruns que nature, attitude figée dans des
poses stéréotypées, on ne saurait dire qu'il a fière
allure. Son seul capital : une belle voix, ample et souple, des moyens
et un incontestable "savoir-chanter", mais sans la moindre expressivité
; distillant l'ennui, le chanteur traverse le spectacle comme une ombre
; aussitôt entendu, aussi vite oublié.
Les spectateurs du 15 novembre n'auront
vraiment pas eu de chance, car c'est Stefano Antonucci qui remplace cette
fois Lado Atanelli. Trop occupé à digérer sa rage
d'avoir manqué Alagna, le public sera bien plus indulgent pour ce
chanteur que le public du 29 octobre pour Servile. Cet artiste a d'ailleurs
les défauts inverses de ses confrères : ici, les moyens sont
clairement limités et le timbre bien usé ; mais le chanteur
réussit à compenser ses défauts par un investissement
sans faille et campe finalement un personnage d'une certaine dignité
qui lui vaut un beau succès au rideau final.
Pour la reprise de mai, Anthony Michaels-Moore
campe sans surprise un Luna de haute volée ; sans surprise, car
ce chanteur est définitivement très à l'aise dans
le jeune Verdi où il sait distiller une certaine science belcantiste
tout à fait à propos. Phrasé, style, sont au rendez-vous
; les aigus ne lui font pas peur et les trilles abordés sans tricher.
Sur le plan de l'interprétation, le personnage est d'une grande
noblesse, réussissant même à nous faire partager la
douleur d'un amant déçu. Revenez quand vous voulez !
Après cette suite de défections
masculines, on appréciera une grande stabilité chez les dames.
Sondra Radvanovsky incarne une Leonore
très engagée, bonifiant au fil des représentations,
notamment par un meilleur contrôle de l'aigu (là encore une
tendance à chanter trop haut lors des premières représentations).
Car la technique vocale reste encore le point faible de cette artiste :
si la cabalette "Tu vedrai" est attaquée sans barguigner, on est
plus près du torrent vocal que du belcanto (la reprise est
d'ailleurs soigneusement omise : une des rares coupures de la partition).
Dans les passages plus élégiaques, la chanteuse est tout
de suite plus à l'aise, offrant quelques superbes pianissimi
; et ne parlons pas des ensembles, qu'elle contribue à rendre particulièrement
électrisants grâce à un volume vocal avec lequel seule
Dolora Zajick peut rivaliser.
Marina Mescheriakova, c'est une autre
affaire. Encore crédible en 2001 dans ce rôle (au Met, aux
côtés de Shicoff), la voici qui s'effondre littéralement
pour les représentations de Bastille. Aigus précautionneux,
pincés, écourtés ; souffle court ; vocalises laborieuses...
voilà malheureusement ce qui arrive quand on se trompe de répertoire.
A force de chanter des rôles trop lourds, la chanteuse a aujourd'hui
la voix fort abîmée. Par chance pour elle, une note piano
vient de temps à autre ravir le public ; ne nous y trompons pas,
comme chez nombre de chanteuses finissantes, c'est un vieil artifice pour
exécuter un aigu qu'on ne chanterait pas forte sans dommage.
Espérons donc que cette estimable chanteuse saura triompher de ses
difficultés actuelles et redevenir la belle artiste qu'elle a été
il y a quelques années.
Ce n'est pas exactement le genre
de problème qui affecterait Dolora Zajick. Interprète du
rôle depuis plus de 20 ans, la chanteuse américaine ne semble
souffrir d'aucune fatigue. Malgré une mise en scène d'une
bouffonnerie intégrale et un costume qui la fait ressembler à
Depardieu en braies dans "Obélix", son engagement est total. Chapeau
! Vocalement, c'est tout aussi exceptionnel : bien sûr, on est d'abord
impressionné par un volume torrentiel proprement électrisant.
Mais ce n'est pas tout : maîtrisant parfaitement son instrument,
elle sait aussi en tirer des piani de toute beauté et se
joue aussi bien des suraigus que des graves. Certains déploreront
un timbre un peu métallique : c'est affaire de goût et c'est
un peu faire la fine bouche devant de telles qualités.
Pour la reprise de mai, Larina Diadkova
ne dispose certainement pas des mêmes moyens, notamment dans les
aigus, un peu escamotés. Mais le timbre est sans doute plus riche
et plus beau (c'est subjectif, là encore). A défaut d'être
d'un parfait bon goût, les graves poitrinés à outrance
sont vraiment impressionnants : au global, une interprétation plus
vériste que belcantiste, mais qui a le mérite de tenir le
coup scéniquement.
Orlin Anastassov complète
le quatuor pour l'ensemble des représentations : l'accent slave
est assez pénible, le volume insuffisant, pour le reste c'est très
bien chanté, les ornementations, bien souvent omises par des confrères
plus célèbres, sont ici impeccablement exécutées.
C'est juste encore un peu vert face à de telles pointures.
Côté seconds rôles,
Martine Mahé nous gratifie d'une voix un peu délabrée,
c'est dommage car on l'aime bien ! Jean-Luc Maurette en revanche est adéquat
en Ruiz.
Autre artisan du succès, Maurizio
Benini nous offre une direction très théâtrale, souvent
enthousiasmante grâce à des accélérations de
tempo
dans les parties rapides. Le chef italien ne manque pas non plus d'idées
originales : les variations de dynamique de l'orchestre dans le "Di quella
pira" sont franchement exaltantes. Benini sait aussi accompagner les voix
dans des ralentis extatiques. Bref, une franche réussite.
A la lumière du travail effectué
par Francesca Zambello depuis une petite quinzaine d'années, il
est clair que le metteur en scène américain est plus à
l'aise avec les oeuvres où se déploie les foules (Guerre
et Paix, Billy Budd, voire Turandot ou, en partie du moins,
Boris)
qu'avec des oeuvres plus intimistes (l'échec de sa Lucia di Lamermoor,
d'ailleurs très remaniée après la première,
la tînt éloignée du Met pendant 10 ans) (2).
Le ratage du Trovatore ne
fait pas exception : certes, l'ouvrage compte quelques belles scènes
de foule, mais chacun sait qu'on y vient d'abord pour les solistes ! Malheureusement,
Zambello est bien incapable de leur donner une quelconque humanité
: ce ne sont plus que des ombres, parcourant le plateau pendant les ensembles
ou figées dans des poses stéréotypées pour
les grands airs. Sans doute désoeuvrée, Zambello a laissé
dériver son imagination sans contrainte, alignant sans aucune cohérence
des grandes scènes fourmillant de détails incongrus.
Le début de l'acte I nous
montre Ferrando et ses soldats coincés sur le devant de la scène
par une gigantesque part de fromage métallique. Les choristes sont
en chemise, mais leurs tenues tombent opportunément du plafond.
http://www.francescazambello.com/gallery/trovatore.html
La part de fromage s'écarte
pour laisser place au décor de la scène II : une espèce
de mine désaffectée avec voie ferrée et wagonnets.
Manrico (probablement tombé des cintres) descend d'une tourelle,
déguisé en Zorro (3).
Pendant le trio, le ténor se bat (mollement) avec Ferrando (qu'il
blesse) puis avec un autre soldat tout aussi peu motivé ; Luna regarde
ailleurs en chantant ; à la fin du trio, profitant lâchement
d'un ré bémol de Leonora, Luna tue Manrico.
A l'acte II, au lieu du traditionnel
camp de bohémiens des montagnes de Biscay, nous voici chez des métallos
évoluant au milieu de hauts-fourneaux.
http://www.francescazambello.com/gallery/trovatore.html
Comme dans Guerre et Paix,
des morceaux de plancher montent et descendent et rappellent vaguement
le mouvement d'un gigantesque soufflet de forge ; effet saisissant, mais
déconcertant.
La fin de l'acte nous plonge dans
un couvent (bon, c'est toujours le même décor, mais il y a
une croix) au milieu d'une procession de nonnes tout droit sorties d'un
film d'horreur de la Hammer, crucifix fluo compris.
La première scène de
l'acte III est un sommet, Azucena quittant la scène attachée
à la roue d'un énorme canon comme dans un vulgaire numéro
de lanceur de couteaux à l'Alcazar de Rodez (4).
http://www.francescazambello.com/gallery/trovatore.html
Après un tel moment, le "Di
quella pira" parait insipide !
Pour l'acte IV, la part de fromage
devient prison ; derrière, un triangle incliné du plancher
évoque une célèbre scène de Titanic
(et de fait, nous ne sommes pas loin du naufrage).
http://www.francescazambello.com/gallery/trovatore.html
Manrico meurt d'une balle dans la
tempe, puis dégringole le plan incliné pour tomber dans les
bras d'Azucena : c'est beau.
Le pire, c'est que tout ça
a du coûter bien cher : nous ne sommes donc pas prêt de voir
la production remplacée de sitôt.
Le Trouvère ? Vous
pouvez y aller les yeux fermés !
Placido CARREROTTI
Notes
1.
Quand Pavarotti annule un Mario au Met, la direction a recours à
l'excellent Casanova pour le premier soir et à un Salvatore Licitra
encore plus adéquat pour le second (chanteur que le théâtre
fait venir à tout hasard !) ; quand Carreras annule à
Barcelone, c'est Alfredo Kraus qui assume Edgardo ; à Londres, c'est
Bergonzi qui vient à la rescousse ; June Anderson ne se sent pas
bien ? Gasdia vient conclure la représentation scaligère
de La Donna del Lago ; Margaret Price ne peut pas chanter ? Vous
aurez Leontyne !
Sans aller jusque là, le
théâtre avait un mois entier pour préparer un remplacement
éventuel : on pouvait mieux faire.
2.
Les parcs d'attraction Disney lui ont ainsi commandé un "grand spectacle"
inspiré du dessin animé Aladdin.
3.
Son nom, il le signe à la pointe de l'épée : d'un
"Z" qui veut dire "Zambello" ; décidément, on reste chez
Disney.
4.
Bon enfant, le public rie une première fois lorsqu'on approche le
canon et qu'on le colle sur la tempe de la gitane ; mais c'est sous un
tonnerre de huées que celle-ci quitte la scène en tournoyant
: il y a des artistes qui méritent leur salaire.