En proposant Les Vêpres siciliennes
dans la version originale en français quelques mois après
le Guillaume Tell rossinien, l'Opéra de Paris remplit une
mission essentielle : assurer au sein de son répertoire la pérennité
des ouvrages que les plus illustres compositeurs ont écrits à
son attention et préserver ainsi un patrimoine qui a largement contribué
à son rayonnement.
Créée en 1855 salle Le
Peletier, à l'occasion de l'Exposition Universelle, l'oeuvre, contrairement
à ce que prétend une légende tenace, connaît
un grand succès tant auprès du public - cent cinquante représentations
triomphales - que de la critique. Hector Berlioz lui-même, si peu
enclin à l'indulgence envers les musiciens de son temps, ne ménage
pas ses louanges et s'extasie devant "l'intensité pénétrante
de l'expression mélodique, la variété somptueuse,
la sobriété savante de l'instrumentation...". En effet la
partition révèle une formidable puissance dramatique et un
foisonnement orchestral inédit dans les opus précédents
du compositeur. Le livret, si conventionnel soit-il, lui offre des situations
fortes propres à exalter son inspiration : la révolte d'un
peuple contre l'occupant comme toile de fond aux amours contrariées
d'Hélène et Henri, tiraillé entre son patriotisme
et son devoir filial.
Si la partition est l'aboutissement
d'une "manière" dont les fleurons les plus représentatifs
sont la trilogie Rigoletto / Trovatore /Traviata, elle porte également
en germe les chefs-d'oeuvre à venir du Maestro : à cet égard
le grand final qui conclut l'acte quatre évoque le Miserere
du Trouvère (le choeur "De profundis") en même temps
qu'il annonce la scène de l'autodafé dans Don Carlos
où le conflit père/fils, récurrent chez Verdi, sera
à nouveau au coeur du drame. Le bal du trois au cours duquel Guy
de Montfort est victime d'une tentative d'assassinat préfigure le
dernier tableau du Bal masqué et à l'implacable Procida
succédera bientôt l'inflexible Fiesco.
Reprise une dernière fois à
Paris en 1863, l'oeuvre disparaît progressivement des scènes
internationales dans les dernières années du siècle.
Cette désaffection s'explique en partie parce qu'elle obéit
à une esthétique héritée du bel canto
qui n'a plus cours et réclame de la part des interprètes
principaux une technique à toute épreuve, une maîtrise
sans faille du chant orné et des moyens vocaux peu communs. "Les
quatre meilleurs chanteurs du monde" nécessaires, selon Toscanini,
à la réussite du Trouvère ne seraient pas de
trop ici !
Dans la première moitié
du vingtième siècle, l'ouvrage sera joué sporadiquement,
en Allemagne notamment. Dès 1932, Erich Kleiber le dirige à
Berlin avant de le défendre au Mai Musical Florentin en 1951 avec
Boris Christoff et la toute jeune Maria Callas. Ces représentations
seront à l'origine de sa résurrection. La même année,
La Scala le monte spécialement pour la Divine. Il faudra encore
attendre 1974 pour qu'il fasse enfin son entrée au Palais Garnier,
dans une version italienne passablement tronquée. La production,
signée John Dexter, centrée autour d'un immense escalier
noir imaginé par Josef Svoboda, sera également présentée
avec succès au cours de la même décennie à Hambourg
et New York.
C'est une édition complète
- au ballet près - que propose aujourd'hui, pour notre plus grand
plaisir, l'Opéra Bastille, qui en confie la réalisation à
Andrei Serban. On peut se demander dans quelle mesure ce choix est judicieux,
tant le metteur en scène paraît peu inspiré par le
livret ! Dans de telles conditions, n'aurait-il pas mieux fait de passer
la main plutôt que d'afficher une telle désinvolture qui confine
au mépris vis-à-vis de tous ceux qui chérissent cette
partition ? De fait, la seule bonne idée arrive au dernier tableau
: c'est ce grand escalier blanc que descend Hélène en robe
de mariée, un bouquet de fleurs à la main, peu avant le massacre
final ; mais à la couleur près, il a comme un air de déjà
vu ! Le reste du temps les interprètes semblent totalement livrés
à eux-mêmes, et les rares mouvements de foule consistent à
faire grimper les figurants le long des murs en ruines. Que dire de l'enlèvement
des Siciliennes par les soldats français qui confine au grotesque
tout comme le symbole balourd de ce poing monumental posé sur la
scène ? Et du grand quatuor où les protagonistes sagement
assis sur un banc semblent attendre la prochaine rame de métro ?
Pourtant les décors de Richard
Hudson sont loin d'être laids. Ces murs de briques éventrés,
d'un blanc immaculé sur fond de ciel bleu, avec la mer au loin et
les uniformes des Français, évoquent l'ère coloniale,
dans un pays méditerranéen troublé par de sévères
conflits.
Fort heureusement, la distribution
se montre digne de l'événement : remplaçant pour trois
représentations Samuel Ramey, la jeune basse ukrainienne Vitalij
Kowaljow, lauréat, entre autres, du concours Opéralia Placido
Domingo en 1999, étale des moyens plus que prometteurs : il se tire
avec les honneurs d'un rôle crucifiant qui culmine au fa dièse
aigu, à un comma du baryton, et descend au fa grave qu'il n'élude
pas, contrairement à certains de ses devanciers, et non des moindres,
qui font également l'économie de la cabalette du deux.
Kowaljow la chante avec conviction et une technique parfaitement maîtrisée.
L'air qui la précède - le fameux "Et toi, Palerme" - est
déclamé avec une grande noblesse de ton et une diction tout
à fait acceptable. Nul doute qu'avec les années ce talent
encore un peu vert s'épanouira pour devenir la grande basse verdienne
que l'on pressent déjà en lui.
Marcello Giordani, en grande forme
ce 21 juin, campe un Henri en tout point excitant, tant dans ses élans
amoureux face à Hélène que dans les affrontements
qui l'opposent son père. Les tourments du personnage en proie à
un épineux dilemme sont subtilement rendus. La voix est bien conduite
et dispense de beaux moments, notamment dans la grande scène qui
ouvre l'acte quatre et jusque dans l'ariette souvent coupée du cinquième
acte "La brise souffle au loin" qu'il couronne d'un contre-ré solide
et tenu.
Le timbre d'Anthony Michaels-Moore
n'est sans doute pas des plus séduisants, cependant le baryton parvient
à créer un personnage convaincant, tour à tour autoritaire
et pathétique dans ses vaines tentatives pour conquérir l'amour
de son fils. Sa ligne de chant impeccable réserve de belles demi-teintes
tout à fait en situation et sa diction est on ne peut plus satisfaisante.
On ne saurait en dire autant de Sondra
Radvanovsky dont le français est pour le moins exotique. Fort heureusement,
la voix sombre et veloutée ne manque pas d'attraits, les moyens
sont considérables et la technique n'est jamais prise en défaut.
Elle affronte crânement, sans les esquiver, toutes les embûches
qui jalonnent sa redoutable partie, telle la terrifiante descente chromatique
de plus de deux octaves, du contre-ut au sol grave, à la fin de
son air du quatre "Ami, le coeur d'Hélène" qu'elle interprète
avec émotion et de fines nuances ; de même, elle se joue sans
difficulté des vocalises, trilles et notes piquées du célèbre
boléro. On lui pardonnera aisément quelques aigus un peu
raides dans l'air d'entrée, compensés par un réel
investissement dramatique et une belle présence scénique.
Les seconds rôles sont tous dignes
de louanges, en particulier Christophe Fel et l'excellent Luca Lombardo.
James Conlon, qui affectionne particulièrement
cette partition, fait rutiler l'orchestre de sonorités chatoyantes
dès l'ouverture. Sa direction, aux tempi contrastés,
souffre cependant de certaines mollesses, notamment dans le final de l'acte
deux, privé de cette urgence que savait y insuffler James Levine
dans son intégrale en studio. L'ensemble se maintient cependant
à un très haut niveau, et les choeurs, en dépit de
légers décalages en début de soirée, sont impeccables
dans leur écrasante partie.
Ce spectacle, même imparfait,
n'en demeure pas moins enthousiasmant et constitue une formidable découverte,
ce qui est, somme toute, inattendu s'agissant d'un des compositeurs les
plus joués au monde !
Christian Peter