Un
désopilant voyage.
Quand, en août 1984, le Festival
Rossini de Pesaro ressuscite "Il Viaggio a Reims", la magnificence de cette
production va redonner un lustre à un festival qui avait tendance
à s'étioler derrière des productions plus ou moins
réussies. La distribution éclatante, Samuel Ramey côtoyant
Ruggero Raimondi, Leo Nucci Enzo Dara, Katia Ricciarelli Cecilia Gasdia,
Edoardo Gimenez Francisco Araiza, la baguette de Claudio Abbado, la direction
scénique de Luca Ronconi, restent inoubliables.
Depuis cette mémorable production,
et sa reprise deux ans plus tard, "Il Viaggio a Reims" est remonté
sur différentes scènes européennes avec des bonheurs
divers, les plus réussis restant les reprises de la mise en scène
de Ronconi comme La Monnaie de Bruxelles la projette en octobre et novembre
prochains. Dès lors que la mise en scène de Ronconi est un
classique de cet opéra, la nouvelle production bernoise prend toute
son importance. Ceci d'autant plus que le Stadttheater confiait ce travail
à Mariame Clément, une jeune metteure en scène
française dont on ne sait qu'une (très réussie) première
mise en scène de "Gianni Schicchi" et du "Signor Bruschino" à
Lausanne l'an dernier (voir nos critiques).
© Opéra de Berne
Pourtant, ce second pari de la jeune
femme (elle n'a que 31 ans !) est une totale réussite. S'éloignant
de la vue historique de Ronconi qui habille ses personnages à l'époque
de l'action (1825), Mariame Clément fait voyager ses personnages
au seuil des années soixante. Au lieu d'utiliser la diligence pour
amener les gens à Reims au couronnement de Charles X, c'est en...avion
qu'ils s'y rendront. Usant d'une imagerie d'une rare verve comique, la
metteure en scène convie le public à deux heures d'une drôlerie
sans bornes. Les stewardesses en tailleur rose au sourire immuablement
gracieux, toutes stylées dans une gestuelle identique expliquant
les mesures de sécurité à bord et l'utilisation des
gilets de sauvetage au rythme de la musique de Rossini s'avère comme
un grand moment de théâtre. L'hilarité du public est
à son comble quand il assiste, dans l'étroitesse d'une toilette
d'avions aux gestes familiers d'une passagère se recoiffant, se
repoudrant, se parfumant et se contorsionnant pour changer ses bas. Deux
heures de gags et de subtilités étonnantes de vérité
et de maturité comique.
Et comment ne pas se réjouir
des costumes de Julia Hansen, la complice des succès de la metteure
en scène ? Haute comme trois pommes, cette Madama Cortese en Commandant
de bord, et cette Corinna en écolo décontractée et
physiothérapeute d'occasion flanquée de sa fille en sosie
de Björk dans "Dancers in the Dark" de Lars von Trier sont d'une cocasserie
exceptionnelle. Mais si la caractérisation des dix-sept (!) personnages
est très bien imaginée, Mariame Clément paraît
plus empruntée pour raconter l'intrigue. A sa décharge, parce
que cet opéra est principalement une suite d'airs sans récitatifs,
le côté narratif de l'intrigue est difficile à cerner.
© Opéra de Berne
Pareille mise en scène aurait
pu suffire au bonheur du spectateur, mais la musique et les chanteurs étaient
aussi de la fête. Passer en revue les dix-sept solistes serait fastidieux
(même pour un site aussi spécialisé que celui-ci !).
Mais au sein d'une distribution homogène, le ténor Robert
McPherson (Cavalier Belfiore), la voix teintée d'un superbe
phrasé mozartien et son compère David Alegret (Conte
di Libenskof), d'une intelligence vocale "à-la-Diego Florez" sortent
du lot. Pendant que le premier donnait la réplique à la pimpante
et agile soprano costaricaine Iride Martinez (Corinna), le second
s'enflammait pour l'admirable mezzo de bronze ukrainienne Zoryana Kushpler
(Marchesa Melibea) dans un duo d'amour au travers de la porte des toilettes
de l'avion. Duo impayable à la fois de bouffonnerie et de belcanto.
Autre couple d'une qualité vocale et théâtrale de premier
plan: le baryton Robin Adams (Don Alvaro) à la parfaite droiture
vocale et à l'occasion anthologique danseur de flamenco jalouse
une Corinna Mologni (Contessa di Folleville) en diva capricieuse
et chancelante du meilleur effet. Capable de chanter sans défaillir
dans n'importe quelle position de son corps, la drôlerie scénique
de la talentueuse soprano italienne cache une préparation théâtrale
impeccable taillée dans un instrument aux couleurs innombrables.
Dirigeant cet avion en folie, la soprano grecque Marussa Xyni (Madama
Cortese) fait fi de sa petite taille pour imposer un chant d'autorité.
A ses côtés le baryton-basse sicilien Nicola Alaimo
(Don Profondo) paraissait plus emprunté dans son jeu de scène
que dans sa vocalité. Vocalement souple, agile, gracile, la technique
bien assurée, il a toutes les qualités d'une excellente basse
bouffe rossinienne. Que ne se laisse-t-il pas aller à l'extrême
de son chant ? il n'en serait que plus touchant et drôle. Rien de
pareil avec le vieux briscard d'Orazio Mori (Barone di Trombonok)
qui connaît toutes les ficelles de son métier. Quant aux rôles
mineurs, pour la plupart tenus par des membres de la troupe de l'opéra
de Berne, chacun semble s'amuser follement dans cette débauche d'airs.
© Opéra de Berne
Toute cette pétulance vocale
et scénique est largement alimentée par l'exubérance
orchestrale d'un Berner Symphonie-Orchester très en forme.
Au pupitre, le chef italien Pietro Rizzo ne ménage pas sa
fougue, parfois débordante, pour relancer avec verve le manège
rossinien. Le public a logiquement réservé un triomphe mérité
à tous les protagonistes appuyant son ovation au talent de la metteure
en scène Mariame Clément dont on ne peut qu'admirer la maestria
et la rigueur avec laquelle elle a mené son monde dans ce désopilant
voyage.
Jacques SCHMITT
Prochaines représentations :
les 2, 8, 18, 22, 28 et 30 octobre 2005.