Après un Rheingold
fort satisfaisant dans son ensemble, on attendait de pied ferme la "première
journée" du Ring liégeois. Il est vrai que l'événement
avait déjà eu lieu avant que les représentations ne
débutent avec l'annonce du remplacement de Laffont par James Morris,
un des plus grands titulaires du rôle de Wotan depuis près
de vingt ans. On ne peut évidemment jamais se réjouir du
forfait d'un artiste (qui en plus avait préparé et répété
le rôle, ainsi que la mise en scène, pratiquement jusqu'au
début du cycle), mais ce remplaçant de luxe ne laissait évidemment
personne indifférent. Les plus belles années de Morris sont
peut-être derrière lui, mais le chanteur est loin d'être
sur le déclin. Il l'a par ailleurs prouvé de la plus belle
des façons. Mais il en sera question plus tard.
Je commencerai par quelques considérations
sur la mise en scène, qui - à mon avis - n'a pas tenu toutes
ses promesses par rapport au Rheingold. Le premier acte est tout particulièrement
conventionnel (dans le mauvais sens du terme). Le décor, dans la
veine naturaliste, n'est pas "vilain" en soi, mais il est tellement littéral
qu'il ne ménage pas la moindre surprise. C'est la direction d'acteurs
qui est particulièrement faible. Grinda fait de Hunding une brute
très épaisse et de Sieglinde une jeune femme très
fragile. C'est ce qu'ils sont, en effet, mais la musique le dit avec assez
de clarté pour ne pas le souligner aussi lourdement. Hunding - pardonnez-moi
l'expression - tire par la peau du cou la pauvre Sieglinde et n'a de cesse
de la brutaliser. C'est non seulement répétitif sur le plan
visuel, mais tout à fait redondant par rapport à la musique.
Le personnage de Siegmund est un peu mieux traité, mis à
part son entrée sur scène. Alors qu'il est censé être
à bout de forces, il entre tranquillement et s'avance jusque sur
le devant de la scène, sans paraître ne fût-ce que légèrement
fatigué. Les symboles seront nombreux au cours de cet acte, et le
seul qui fonctionne de manière heureuse est le manteau en peau de
loup dont est vêtu Siegmund, rappel évident de sa lignée.
Cela paraît simpliste, mais c'est utilisé avec intelligence
: Siegmund le porte fièrement, Sieglinde le caresse tendrement et
Hunding aimerait le détruire. Autre bonne idée : celle de
faire accompagner Hunding de membres de son clan, soulignant par là
à quel point Sieglinde est étrangère à ce monde
masculin et brutal. Pour ma part, je n'ai pas compris (mais peut-être
ai-je manqué de finesse) la présence du tissu maculé
de sang que Sieglinde tient dans ses mains dès qu'elle pénètre
sur la scène. Soit. Mais d'autres éléments ne peuvent
prétendre au bénéfice du doute. Il en va ainsi du
traitement de l'épée de Siegmund. En faire un objet phallique
est compréhensible et peut paraître de bon ton, mais le souligner
à ce point confine au ridicule. Il la brandit à tout va ;
elle l'embrasse et la caresse... Je vous en passe ! Il faut ajouter à
tout cela des attitudes très stéréotypées de
la part des protagonistes durant cet acte. Seul Raftery (Siegmund) a su
se ménager des moments de liberté (et de vérité)
scénique, çà et là.
Le deuxième acte se révèle
d'une autre qualité, avec une bonne utilisation de l'espace. Le
décor et ses éléments sont simples, mais efficaces.
Le duel entre Hunding et Siegmund s'avère particulièrement
réussi, Wotan surplombant la scène du haut de... l'orchestre.
Le troisième acte est quant à lui assez inégal. On
accepte volontiers avec un sourire le traitement "gag" de la chevauchée
(quatre chevaux sortis tout droits de manèges de foire "volant"
au-dessus de la scène), mais on est vite exaspéré
par les jeunes gens très peu vêtus, représentant les
héros tombés au combat et transportés par les vierges
guerrières qui se livrent à une sorte de pugilat un peu laborieux
au milieu de la meute "hojotohante". Le décor représente
sans surprise le fameux rocher de Brünnhilde. La toile de fond est
efficace, grâce au jeu des divers éclairages, mais il est
dommage qu'il faille supporter des bruits de papier froissé dès
que les chanteurs se déplacent. Le grand affrontement entre Brünnhilde
et son père est bien dirigé, tout comme avait été
très bien négociée l'arrivée de Wotan, fou
de rage (on aura noté que la dernière Walkyrie qui a jeté
un regard compatissant à sa soeur avant de quitter la scène
n'est autre que Waltraute, celle-là même qui bravera l'interdit
de Wotan en retrouvant la bannie lors du Götterdämmerung).
Malheureusement, le brasier provoqué par Wotan autour de sa fille
à la fin de l'opéra, nous fait retomber dans le ridicule.
En effet, ses flammes sont tellement basses que personne ne peut croire
qu'il pourrait préserver Brünnhilde du premier venu. On termine
tout de même sur une image intéressante, quand Wotan traverse
une dernière fois la scène après avoir revêtu
les vêtements qui seront sans nul doute ceux du Wanderer dans Siegfried.
On restera donc assez mitigé sur cette mise en scène qui,
au contraire de celle du Rheingold, a privilégié des moments
au lieu de tisser une trame solide pour le récit musical.
Rien de particulier à signaler
en ce qui concerne les costumes. On remarque toujours une franche inspiration
de l'esthétique de Wieland Wagner. Il n'y a donc là rien
de bien neuf, mais rien de blâmable non plus. On notera tout de même
l'opposition réussie entre le couple Wotan-Fricka (elle en jaune
et rouge avec des motifs japonisants, et lui tout de rouge vêtu)
et le reste de la distribution, dont les costumes sont beaucoup plus discrets
(gris-noir pour les Walkyries...).
James Morris - Wotan
Artur Korn - Hunding
Hedwig Fassbender - Sieglinde
Susan Owen - Brünnhilde
Patrick Raftery - Siegmund
© Opéra Royal de Wallonie
Du côté vocal, on peut
dire d'emblée que ce fut une grande soirée d'opéra.
Tout ne fut pas irréprochable, mais personne n'a raté sa
soirée. Même pas Martine Surais, qui après sa Fricka
calamiteuse dans le Rheingold, a sorti le grand jeu pour celle de la Walküre.
Tous les aigus étaient là, bien assis, avec un vibrato
contrôlé cette fois... Si le grave reste laid et un peu instable,
on ne croit pas entendre la même chanteuse. Son affrontement avec
son Wotan de mari reste un des moments forts de la soirée. James
Morris est grandiose. Il sait le rôle à fond et cela s'entend
avec une évidence rare. Tous les mots sont pesés (et Dieu
sait si c'est capital pour le grand monologue du 2e acte) et toutes les
nuances de cette immense voix sont sollicitées pour le rendre au
mieux, du chuchotement au plus tonitruant des fortissimi. Certes,
on aura noté que le médium est devenu quelque peu nasillard,
mais le registre aigu est suprêmement sûr (le sol aigu à
la fin de sa première phrase !) et le grave velouté. Sa présence
scénique est tellement naturelle que son Wotan paraît extrêmement
intériorisé. L'économie de gestes est telle que chaque
mouvement possède un impact indéniable (si ce n'est pas une
leçon du Neues Bayreuth, je n'y connais rien). C'est particulièrement
flagrant au premier acte où Artur Korn (Hunding) et Hedwig Fassbender
usent de gestes théâtraux, vides de tout sens. Ceci dit, vocalement,
Fassbender livre une fort bonne Sieglinde : la voix est fraîche,
jeune et la chanteuse maîtrise parfaitement la tessiture du rôle
(sans tricher dans les passages "mezzosopranisants" du rôle). Les
aigus sont parfois donnés de façon un peu trop appliquée,
mais la technique n'est jamais prise en défaut. Raftery est un Siegmund
crédible vocalement et il a eu de beaux élans (malgré
quelques notes un peu serrées au niveau du passage). Son passé
de baryton l'aide à passer sans encombre les passages les plus graves
du rôle, l'aigu est ferme et crânement projeté (saisissant
la bémol à la fin du 1er acte). Artur Korn, doté d'une
voix noire et massive - qui n'est pas sans rappeler celle de Greindl -,
signe une lecture solide et très convaincante, évitant certains
excès que la direction d'acteurs aurait pu lui inspirer.
Mais la distribution pâlirait
sans une grande Brünnhilde, surtout face à Morris au 3e acte.
Susan Owen ne l'est peut-être pas encore, mais elle a le potentiel
pour le devenir. De toute l'équipe, c'est elle qui apparaît
la plus fatiguée vocalement (j'ai assisté à la dernière
représentation), mais elle a, malgré tout, assuré
une prestation tout à fait à la hauteur. Si le timbre n'est
pas vraiment inoubliable, l'artiste maîtrise son instrument. Le grave
n'est pas encore assez mûr pour certains passages (comme l'Annonce
de la mort au 2), mais elle sait varier les couleurs. Les "Hojotohos" du
début de l'acte 2 ne lui posent aucun souci et la maîtrise
de la tessiture (éprouvante) ne se démentira pas au fil de
la représentation. Il lui faudra encore du temps pour rendre toute
l'expressivité du texte, mais son interprétation est déjà,
à divers égards, très appréciable. Sa Brünnhilde
lorgne plus du côté d'une Crespin que d'une Varnay, car sa
conception du rôle - tout à fait défendable et en phase
avec ses moyens vocaux, suffisants, mais pas écrasants - lui fait
vite abandonner ses accents guerriers pour ceux de la compassion et de
l'humilité face au père. La manière dont elle s'adresse
à lui est déjà un modèle d'intelligence dans
l'utilisation des respirations et des demi-teintes. Sa fatigue se fait
principalement sentir lors de la magnifique supplique, où on la
trouve un peu à la recherche de son souffle ; ce qui ne l'empêche
pas de terminer la représentation avec un chant engagé. Pour
achever ce tour d'horizon vocal, je m'en voudrais de ne pas mentionner
les Walkyries, dont la réalisation d'ensemble est sans reproche
(et ce même dans les périlleux passages fugués). Il
est simplement dommage que les voix graves soient beaucoup plus puissantes,
ce qui perturbe quelque peu l'homogénéité du chant.
Terminons par l'orchestre. Les réserves
que l'on peut émettre sont assez semblables à celles mises
en avant pour le Rheingold : prudence excessive, solos de cuivres
parfois approximatifs... Un défaut est par contre plus marquant
: le relatif statisme des cordes. Pleyer privilégie les tempi
lents, et c'est son droit. Mais l'orchestre n'est alors pas assez réactif
quand le rythme s ëaccélère (c'est frappant au 3e acte, riche
en variations de tempo). De même, le final arpégé
du 1er acte pour les cordes, paraît bien scolaire, sinon laborieux.
Par contre, on soulignera encore la très bonne tenue des vents (très
beaux solos lors de la supplique de Brünnhilde). Pleyer doit donc
apprendre à concilier la poésie des mouvements lents (où
il est naturellement à l'aise, comme le montre la réussite
de l'accompagnement orchestral du grand monologue de Wotan) avec la vigueur
des passages plus tourmentés. La direction a manqué d'électricité
et de détermination pour aller tout droit au Walhalla musical, mais
c'était déjà une soirée digne de faire de cette
Walkyrie
un moment tout à fait exceptionnel dans la vie musicale belge (n'en
déplaise aux critiques du nord du pays.
Cédric Torfs