C O N C E R T S
 
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NANCY
24/04/2007
 
© Ville de Nancy

Kurt WEILL (1900-1950)


Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny
(Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny)

Opéra en trois actes, livret de Bertold Brecht
créé d’après leur « Songspiel » en un acte Mahagonny (1927),
au Neues Theater de Leipzig, le 9 mars 1930.

Jim Mahoney : Albert Bonnema
Jenny Hill : Helena Juntunen
Leocadia Begbick : Renée Morloc
Fatty, fondé de pouvoir : Robert Wörle
Moïse-La-Trinité : Randall Jakobsch
Billy-Tiroir-Caisse : Nabil Suliman
Joe, le Loup d’Alaska : Till Fechner
Jack O’Brien : Francisco A. Almanza
Tobby Higgins : Tadeusz Szczeblewski
Valérie Barbier, Dania Di Nova, Inna Jeskova,
Julie Stancer, Anja Stegmeier, Lucy Strevens,
Barbara Wysokinska, Soon Cheon Yu : les filles de Mahagonny

Chœurs de l’Opéra national de Lorraine
Chef des Chœurs : Merion Powell
Orchestre symphonique et lyrique de Nancy
Direction musicale
Paolo OLMI

Mise en scène : Philipp Himmelmann
Assistante Mise en scène : Tine Buyse
Décors : Elisabeth Pedross,
Assistant Décors : Marc Calamé
Costumes : Petra Bongard,
Assistant Costumes : Joachim van Norden
Lumières : Davy Cunningham
Etudes musicales : Daniel Sarge

Décors et Costumes réalisés dans les Ateliers
de l’Opéra national de Nancy et de Lorraine

Coproduction Opéra national de Nancy
& Grand-Théâtre de Luxembourg

Nancy, Opéra national de Nancy et de Lorraine,
24 avril 2007

GRANDEUR (pour l’Opéra de Nancy) et DECADENCE (pour la ville de Mahagonny)

L’intrigue

Mahagonny est le nom d’une ville fondée par trois escrocs, Leocadia Begbick, Fatty et Moïse-La-Trinité, à l’endroit même où leur véhicule tomba en panne alors qu’ils fuyaient les forces de police. Attirés par la renommée de la cité du plaisir, quatre bûcherons arrivent de l’Alaska, quelque peu enrichis après huit années de dur labeur. L’un d’eux, Jim Mahoney, a tôt fait de comprendre que cet endroit est loin d’être l’eldorado annoncé par tous. Les plaisirs, uniquement matériels jusqu’au sordide, sont stéréotypés et contribuent à avachir l’esprit de celui qui s’en contente, ce qui est le cas des amis de Jim dont l’un meurt de trop manger. Raisonnant par l’absurde, Jim propose l’abolition de toute loi au profit de la rechere effrénée des plaisirs de l’ivresse, du sexe, du combat physique… Un ouragan destructeur annoncé pousse les habitants à adopter les « lois », ou plutôt l’absence de loi(s) de Jim… demeurant en vigueur même lorsque le danger est écarté. Le drame devient fatal quand Jim ne peut plus payer ses consommations, crime abominable dans un endroit où l’argent régit tout… Personne ne lui vient en aide et il est condamné à mort. Un incendie ravagera la ville qui disparaîtra avec lui, tandis que ses habitants défilent, hagards, portant des panneaux de revendications contradictoires !


Renée Morloc
© Ville de Nancy

Brecht et Weill : « prima la musica » ?

Dans cette négation du capitalisme voulue par le sujet, « Brecht demandait à la musique, la docile flexibilité d’un élément accessoire par rapport à l’engagement didactique du texte ; il en arriva au point d’accuser Weill d’être un artiste “bourgeois”, non intéressé à la musique comme un instrument de critique sociale, mais à la musique en soi et pour soi, le comparant, dans une intention méprisante, à Richard Strauss.(1) » La tendance marxiste du propos de Brecht ne plaisait guère au compositeur et les différends s’élevèrent, nombreux, entre eux, mais l’opéra ne s’en ressent heureusement pas, Kurt Weill réussissant à suivre son idée…

Il entendait, quant à lui, réaliser un opéra à part entière, et non une musique de scène, comme il l’explique dans les textes fort judicieusement rassemblés dans le programme de salle : « (…) le livret est agencé dès le début de telle manière qu’il représente une succession de situations ; celles-ci ne produisent une forme dramatique que par la dynamique musicale de leur développement. »
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Cette dynamique, Weill la trouve en composant deux types de musique : d’une part, une musique dramatique exprimant sentiments et coups de théâtres, dans laquelle l’absence de mélodie n’atteint pas aux grincements angoissants d’autres œuvres dites « contemporaines ». D’autre part, il parsème ses situations de musique de genre, un peu couleur locale si l’on veut, comme ces rythmes syncopés de fox-trot, de swing, ces airs de cabarets… Certes, ils sont composés de manière stylisée mais assez réaliste tout de même, et leur espèce de facilité, de chaleur même, rend l’opéra moins « dur » aux oreilles du public qui ne distille pas son adhésion. Du reste, Weill se prend parfois au jeu et compose des mélodies presques affectueuses que le Maestro Olmi fait « respirer », attendrit pratiquement, comme pour nous consoler d’une histoire et d’une musique aussi tristement sordides. Cela n’empêche pas Weill -et le chef d’orchestre également- de jouer le jeu lorsque le swing élastique se fait lancinant, son rythme devenant rebattu, appuyé jusqu’à l’obsession, afin de refléter une violence dans l’action.

Weill eut l’idée de favoriser l’illusion de la couleur locale en faisant descendre dans le « golfo mistico », si belle expression italienne pour la fosse d’orchestre, des instruments insolites comme le saxophone, le banjo et le bandonéon, le vibraphone (remplaçant à Nancy la citharre originelle). Il utilise aussi les instruments traditionnels car si le saxophone vient marquer un moment de tendresse, bien souligné par le Maestro qui ralentit, l’aigre violoncelle souligne le récit désabusé des faux plaisirs. Du reste, Weill s’attendrit aussi de couleur locale européenne puisqu’on a la surprise d’entendre une marche aux accents enjôleurs vraiment à la Lehár !… car rappelons-le, à l’époque de la composition de l’opéra de Weill, Franz Lehár triomphait dans l’opérette couleur locale et sentimentale, avec notamment Paganini (1925), Der Zarewitsch, 1927), Friederike (1928) et Das Land des Lächelns (Le Pays du sourire, 1929).

On note également une autre intéressante trouvaille, le chœur « à bouche fermée », un peu à la Madama Butterfly, venant ici commenter la déchéance du pauvre Jim, qui voit son destin changé par la phrase qu’il prononce : « Ich hab’ kein Geld !! » (Je n’ai pas d’argent).

On comprend que Weill ne voulait pas composer de « musique de scène » pour accompagner une action, mais bien une musique d’opéra, ayant sa propre expression, indépendante, des sentiments évoqués par le texte et qu’elle exprime bien sûr. Du reste, laissons le compositeur le confirmer quelques années plus tard : « Le pouvoir de la musique permet l’extension du mouvement d’un mot et de son effet, de sorte que les valeurs du discours trouvent un complément dans celles de la musique. »
(3)


Jim Mahoney : Albert Bonnema
Jenny Hill : Helena Juntunen
© Ville de Nancy

La distribution

Le personnage principal, Jim Mahoney était le ténor Albert Bonnema, étonnant par son timbre clair mais d’une solidité à toute épreuve et dont les éclats emplissaient la salle de l’Opéra de Nancy. Il sut épouser et faire passer les espoirs et amertumes du personnage, sa profondeur et son humanité.
La Jenny Hill de Helena Juntunen semble lui correspondre (alors qu’elle aussi doit l’abandonner à la fin) et séduit d’emblée car une certaine espièglerie sympathique semble prendre le pas sur la vulgarité de la femme qui vend ses charmes… humanité s’épanouissant notamment dans l’ « air » le plus connu de l’œuvre, cet Alabama Song qu’elle chante avec une nostalgie non feinte.
Renée Morloc en Leocadia Begbick , sorte de maire-tenancière de bar, non seulement se révèle excellente interprète, de sa voix ample de contralto, mais parvient (inconsciemment ?) à placer son personnage au bord de la sympathie, on la sent parfois sur le point d’être humaine… L’un de ses associés-acolytes, Fatty, le fondé de pouvoir est Robert Wörle, ténor moins puissant que Jim mais vocalement et physiquement idéalement visqueux, selon le personnage. De même le baryton grave Randall Jakobsch remplit (si l’on peut dire) la fadeur du personnage de Moïse-La-Trinité et le fait qu’on ait parfois du mal à l’entendre ajoute encore à l’inconsistance du personnage, simplement inféodé, comme son compagnon, à l’opulente tenancière-maire.
Les amis de Jim ne possèdent pas son envergure puisqu’ils s‘enlisent eux-aussi dans la vie platement agréable de la ville, au point d’en mourir : de trop manger, pour Jack O’Brien, le ténor Francisco A. Almanza, au combat de boxe pour Joe, la basse Till Fechner, ou de mourir à l’amitié, puisque malgré son affection pour Jim, Billy-Tiroir-Caisse, le baryton Nabil Suliman, l’abandonne également à son sort. Tous trois se montrent à la hauteur de leur tâche et complètent efficacement l’excellente distribution… dont il ne faut pas omettre les charmantes demoiselles de Mahagonny.


Fatty : Robert Wörle
Jim Mahoney : Albert Bonnema
Jenny Hill : Helena Juntunen
© Ville de Nancy


Les Chœurs de l’Opéra, réglés au plus juste par Merion Powell, révèlent une précision impressionnante. L’orchestre symphonique et lyrique de Nancy se montre à la hauteur d’une tâche non facile, chaque instrumentiste prenant à cœur d’étudier sa partie encore avant le début des essais et répétitions.
Le terme consacré italien de « concertazione » recouvre une signification importante pour le chef d’orchestre d’opéra, véritable coordinateur de l’exécution musicale. Nous en avons une fort belle illustration avec la lecture du Maestro Paolo Olmi qui va au-delà du savoir-faire et de l’habileté donnant vie à l’exécution musicale. On le découvre en effet ça et là, et avec une pointe d’émotion, dans les moments de rythmes populaires, qu’au lieu de rendre comme de fonctionnelles touches de couleur locale, il éclaire d’une tendre poésie et d’une chaleur typiquement italiennes, apportant comme des moments de respiration bienfaisante à une partition finissant par lasser, dans son exaltation pénible du sordide et de la misère humaine, évidemment voulus par le sujet.

La production

La mise en scène joue évidemment le jeu de la triste histoire, même si elle trouve le moyen de forcer le sordide dans la scène de l’amour débridé : la mimique d’ennui fort significative de Jenny étant suffisante à illustrer l’amour automatique, sans le jeu du papier hygiénique qu’elle glisse ostentatoirement sous les couvertures… Il ne s’agit pas d’une pudeur romantique, mais le sordide et la misère, en étant symboliques, peuvent être plus forts que leur illustration précise.

Dans cette cité « idéale », l’uniformisation des coutumes passe par celle des costumes, pour lesquels on a choisi la moins flatteuse des couleurs, un bleu turquoise, plus neutre qu’agressif du reste, mais des plus laids. Une belle trouvaille fut mise en œuvre pour alterner les tableaux, sorte de plate-forme surélevée servant de loggia pour les choeurs spectateurs, de balcon pour les « Mahagonniens » avachis dans leur vie de plaisirs programmés, aussi bien que d’estrade pour les trois juges du pauvre Jim Mahoney. Le soubassement de cet élément étant creux, selon qu’il avance ou recule, il découvre ou cache un lieu, grâce à un rideau anti-mouches typique des épiceries mais ici révisé selon le clinquant ridicule et triste, marque de fabrique de la ville.
En apercevant les passerelles enjambant la fosse d’orchestre et servant aux chanteurs pour se rendre dans la salle, on pouvait craindre l’abus de cette abolition des frontières du spectacle. Il n’en est rien, et cela donne lieu à une autre trouvaille, inattendue, nous montrant les amies de Jenny quitter la scène pour s’en aller cajoler quelques spectateurs ! Une fois revenu de sa stupeur, on comprend en voyant se lever ces derniers, qu’il s’agit des nouveaux venus dans la ville : Jim et ses amis.


Encore une réussite éblouissante, et totale, pour l’Opéra de Nancy, hissant fort haut le sens de son nouveau titre d’Opéra national et faisant ici honneur à l’esprit de Weill et de Brecht.



Yonel Buldrini




1. Michele Porzio, Dizionario dell’opera, Baldini & Castoldi s.r.l., Milano 1996.
 2. Die Musik, Berlin, mars 1930.
3. « L’alchimie de la musique », revue Stage, New York, novembre 1936.
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